Avec les vacances, la saison estivale laisse envisager un retour de la consommation de services, selon Ano Kuhanathan. Celle-ci est restée en dessous de son seuil historique depuis la crise du Covid. Les Français avaient préféré dépenser dans des biens durables… Ou épargner. Avec le contexte inflationniste, les cartes sont rebattues. Ano Kuhanathan, économiste à l’Institut Rousseau, liste les indicateurs essentiels pour suivre la conjoncture.
Pourquoi lui ?
Ano Kuhanathan est économiste data-scientist. Il fait partie du Conseil d’administration et du Conseil scientifique du think tank Institut Rousseau, qui entend « réinvestir l’idée d’une raison républicaine partagée et d’un bien commun à l’humanité ».
Pour l’Éco. D’après vous, comment l'inflation actuelle change-t-elle le comportement des épargnants en France et aux États-Unis ?
L'inflation modifie le comportement des ménages: premièrement, elle rogne le pouvoir d'achat des ménages, deuxièmement, les banques centrales augmentent leurs taux afin de la combattre.
Il faut néanmoins distinguer la situation des ménages français et celle des américains. Aux États-Unis, l'inflation concerne l'ensemble des produits et services alors qu'en France, ce sont surtout les produits alimentaires et l'énergie dont les prix ont beaucoup progressé. Ce sont là des dépenses que les ménages ne peuvent pas réduire complètement, notamment les ménages les plus modestes.
L’inflation et la remontée des taux d’intérêt induisent notamment moins de crédit à la consommation et aux ménages. Et les chiffres montrent que la consommation commence à ralentir à mesure que la confiance des ménages se dégrade. Les pronostics concernant la conjoncture économique à court terme ne sont pas très roses.

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Une comparaison internationale met en lumière les spécificités de chaque pays. Il se trouve que la France est souvent en dessous de la base 100 de l’indice de confiance. Les économistes ont donc pris l’habitude de regarder la tendance, haussière ou baissière, plutôt que le taux. Et si le pessimisme grimpe chez les ménages, ils seront moins enclins à consommer.
La confiance des ménages peut être corrélée à une plus forte épargne… selon la nature de la crise. Si elle est marquée par le chômage, elle empêchera des ménages d’épargner. Par conséquent, seuls certains ménages pourront épargner davantage. Et ils y ont plutôt intérêt.
Avec l'augmentation des taux d'intérêt, il devient plus intéressant d'épargner. Aujourd’hui, le mot crise est un peu fort mais, dans cette période inflationniste, des gens qui souhaiteraient épargner ne le peuvent pas autant qui le souhaiteraient. Les ménages les plus aisés, eux, vont en revanche épargner davantage. Les plus pauvres vont se retrouver pris à la gorge par des dépenses incompressibles de plus en plus élevées.
Une récente étude de Natixis et du bureau d’analyse économique américain (BEA) indique que le taux d’épargne des ménages américains a retrouvé son niveau d’avant crise, alors qu’ils avaient épargné jusqu’à 35 % de leurs revenus mensuels. Comment consomment-ils après deux ans de Covid ?
Ano Kuhanathan. Natixis et BEA évoquent ici des flux : le taux d’épargne mensuel est en effet tombé sous les 5 % de l’avant-Covid.

Évolution du taux d’épargne personnel aux États-Unis entre 2008 et 2022, selon Natixis et BEA.
Mais il y a encore un peu de marge avant de dépenser tout le cumul - le stock - des deux dernières années.

Montant de l’épargne totale aux États-Unis entre juin 2020 et avril 2022 selon la Réserve fédérale américaine (https://fred.stlouisfed.org/series/MDLM). En mai 2020, en pleine crise du Covid-19, le montant de l’épargne aux États-Unis s’élevait à 12 292 milliards de dollars. Il a connu son pic deux ans plus tard, en mars 2022, avec à 13 777 milliards.
Cela voudrait-il dire que les Américains ont recommencé à consommer comme avant, mais ne touchent pas à leur épargne accumulée depuis deux ans ?
Premièrement, les Américains consomment davantage qu’avant le Covid.

Dépenses de consommation personnelle aux États-Unis entre juin 2019 et avril 2022, selon le Bureau d’analyse économique américain. (https://fred.stlouisfed.org/series/PCE)
En tendance, la hausse de la consommation post-covid est plus forte qu’avant la pandémie.
Deuxièmement, beaucoup de gens pointent du doigt le « saving rate » qui est désormais plus bas qu’en 2019, mais celui-ci désigne la part du revenu épargné chaque mois par les ménages, donc on parle là d’un flux. Certes les Américains épargnent de moins en moins mais cela ne veut pas dire pour autant « qu’ils ont dépensé » l’épargne accumulée durant la crise.
Enfin troisièmement, l’épargne totale (le stock) a commencé à diminuer, mais elle reste élevée. Il y a encore un peu de marge avant son « épuisement » par la consommation.
La situation est-elle similaire en France ?
Les ménages américains ont historiquement une plus forte propension à consommer. Les Européens en général et les Français en particulier ont historiquement toujours épargné davantage que les Américains. Le taux d’épargne des ménages français est en recul, mais reste plus élevé qu’avant crise (14,7 % au quatrième trimestre 2019, contre 18,93 % au quatrième trimestre 2021, NDLR). Le patrimoine et l’épargne accumulés continuent de progresser, selon les chiffres de la Banque de France.

Principaux placements financiers par trimestre entre 2012 et 2021 selon la Banque de France. (https://banque-france.fr/statistiques/epargne-et-comptes-nationaux-financiers/epargne-des-menages/presentation-trimestrielle-de-lepargne-des-menages)
Il y a également un recours au crédit qui est plus important aux États-Unis qu’en France - en résulte d’ailleurs un endettement supérieur des ménages aux US.
Mais surtout, durant le Covid, les États-Unis ont davantage soutenu financièrement l’économie et les ménages que la France. Et les salaires ont progressé davantage là-bas.
Comment les Français consomment-ils depuis la fin des confinements ?
La crise a plus touché le secteur des services, à cause des confinements successifs, des reprises par à-coups. Et du pass sanitaire : quand vous ajoutez une formalité administrative ou médicale, elle fait perdre du temps ou rajoute un coût, donc dissuade à la consommation.
En 2021, le niveau de consommation dans les services restait en dessous de son niveau d’avant crise et tirait toute la consommation des ménages (biens et services confondus) vers le bas.

Décomposition de l’évolution du PIB entre 2017 et 2021 selon l’Insee et les comptes nationaux. https://insee.fr/fr/statistiques/6447881#titre-bloc-6
Compte tenu de la contribution négative de la consommation des ménages à la croissance française au premier trimestre 2022, il est à parier que ce « déficit » de consommation de services est toujours présent. Toutefois, la période estivale devrait offrir un beau rebond à certains secteurs comme l’hôtellerie-restauration ou les transports.
Dans le même temps, la consommation en biens a régulièrement été au-dessus des moyennes historiques. Dès le deuxième trimestre 2020, la consommation, soutenue, a donc été orientée vers les biens, et particulièrement les biens durables.
Pendant le Covid, les ménages ont pu épargner et décider de mobiliser cet argent plutôt dans des dépenses importantes. Ces achats sont des achats de longue durée - un canapé, un micro-ondes par exemple. Il y a fort à parier que ce type de consommation va se réduire parce qu’on ne change pas ce type d’équipement tous les ans.

Consommation totale de biens entre 2009 et 2022 selon l’Insee. (https://insee.fr/fr/statistiques/6447998#graphique-conso-biens-g1-fr)
Le Covid a-t-il changé définitivement les habitudes de consommation ?
Il est difficile de se prononcer sur les tendances de la consommation à long terme parce que les changements d’habitudes sont difficiles à mesurer.
Le Covid a pu faire naître une génération de phobiques des foules par exemple : on constatera peut-être un moindre engouement pour les concerts ou une diminution des déplacements dans les centres commerciaux.
Certains ont aussi pu apprendre à cuisiner chez eux pendant les confinements et iront moins au restaurant, mais on ne pourra le constater que d'ici deux à cinq ans. On appelle ça l’effet d’hystérèse.