Science Politique
Les super-pouvoirs économiques des politiques vont-ils durer ?
Sélection abonnésLa crise sanitaire a été l’occasion, pour les États, d’intervenir dans la vie des entreprises et des salariés à des niveaux jamais vus en dehors des périodes de guerre. En France, le prochain président de la République conservera-t-il des marges d’action élargies ?
Yves Adaken
© Romain GAILLARD/REA
« Nous sommes en guerre. » Le 16 mars 2020, Emmanuel Macron justifiait ainsi l’instauration d’un confinement général de la population en réponse au Covid-19. L’explication valait également pour la mise en place d’un état d’urgence sanitaire, qui autorisait son gouvernement à mettre entre parenthèses des libertés fondamentales, y compris des libertés économiques.
Survenant après trois décennies sous influence néolibérale, ce dirigisme de crise s’est traduit par la mise à l’arrêt de tout ou partie des activités des entreprises et par la « nationalisation » – c’est-à-dire la prise en charge par l’État – de leurs salaires et de leurs « profits et pertes ».
Avec, pour financer ces mesures, la formule désormais célèbre du « quoi qu’il en coûte ». Une formule validée par les institutions habituellement gardiennes de la rigueur budgétaire et appliquée partout dans le monde. En incitant les États à prendre les commandes de l’économie, la crise sanitaire a donc fait sauter un certain nombre de normes en vigueur jusqu’ici. Qu’en restera-t-il dans « le monde d’après » ?
« Nous sommes en guerre. » Le 16 mars 2020, Emmanuel Macron justifiait ainsi l’instauration d’un confinement général de la population en réponse au Covid-19. L’explication valait également pour la mise en place d’un état d’urgence sanitaire, qui autorisait son gouvernement à mettre entre parenthèses des libertés fondamentales, y compris des libertés économiques.
Survenant après trois décennies sous influence néolibérale, ce dirigisme de crise s’est traduit par la mise à l’arrêt de tout ou partie des activités des entreprises et par la « nationalisation » – c’est-à-dire la prise en charge par l’État – de leurs salaires et de leurs « profits et pertes ».
Avec, pour financer ces mesures, la formule désormais célèbre du « quoi qu’il en coûte ». Une formule validée par les institutions habituellement gardiennes de la rigueur budgétaire et appliquée partout dans le monde. En incitant les États à prendre les commandes de l’économie, la crise sanitaire a donc fait sauter un certain nombre de normes en vigueur jusqu’ici. Qu’en restera-t-il dans « le monde d’après » ?
Révolution et hérésie à la BCE
Déficit budgétaire proche de 7 % du PIB en 2021, dette alourdie de 15 points à 115 % du PIB… Avec la pandémie, la France a explosé les compteurs de sa dépense publique. À des années-lumière des « critères de Maastricht », mais avec la bénédiction de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne (BCE). Il faut dire que cette dernière, en contribuant au financement de ce déficit, s’est elle-même affranchie de ses propres règles. Suivant en cela une révolution entamée lors de la crise financière de 2008-2009.
C’est à cette époque que les banques centrales ont opéré les premiers rachats massifs de dettes, celles des banques privées, auxquelles il fallait garantir l’accès à des liquidités.
Lors de la crise de l’euro qui a suivi, la BCE s’est ensuite mise à racheter des dettes publiques, celles des États fragiles, afin qu’ils puissent continuer à emprunter sur le marché. Jusqu’à l’étape ultime de la crise sanitaire.
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La fiction du rachat de titres déjà émis est dissipée : il est désormais reconnu que ces opérations servent à financer les déficits publics, une hérésie pourtant interdite par les traités.
En 2020, la BCE a financé 92 % de l’ensemble des déficits de la zone euro. Face à cette pluie d’« argent magique », les économistes les plus libéraux tournent casaque.
Car la dette de la France a beau exploser, la charge des intérêts payés chaque année, elle, diminue. « J’ai été « un archevêque de la pensée unique » et un défenseur des critères de Maastricht, mais il est grand temps de comprendre que tous les paradigmes viennent de muter », avouait ainsi Alain Minc aux Échos, en septembre dernier.
Éco-mots
Conséquence d’une forte augmentation des dépenses publiques qui conduit l’État à s’endetter massivement et pousse à la hausse les taux d’intérêt. Les entreprises devant payer plus cher pour emprunter, elles investissent moins. La consommation des ménages est impactée. Cet effet d’éviction de la demande privée par la demande publique ne fait pas consensus.
« Une économie à taux négatifs ne peut pas fonctionner comme une économie à taux positifs. » De fait, la réforme du Pacte de stabilité est sur la table. Les critères de Maastricht, déjà suspendus, vont être revus et leur application rendue plus souple.
Certaines dépenses d’investissement et les emprunts liés pourraient être sortis des calculs. Car le rôle de l’État investisseur est désormais encouragé. Ce n’était pas l’idée de départ de l’UE.
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État investisseur, État planificateur
La création de l’Union monétaire, en 1992, est intervenue dans une période de dérégulation financière où il s’agissait de laisser au secteur privé le soin de décider à qui allouer les prêts avec, pour seuls critères, la rentabilité et le profit.
La crise sanitaire a remis les États aux commandes de ces choix. D’autant plus qu’émerge l’urgence d’investir dans la transition écologique et les secteurs industriels stratégiques.
Pour financer ces investissements, les aides publiques ne sont plus prohibées. Au contraire. L’Union européenne a conçu des instruments comme les Projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui autorisent les pouvoirs publics à favoriser la création de champions européens en levant le plafond habituel des aides d’État.
Plus disruptive encore, l’année dernière, la Commission européenne a contracté une dette commune aux États membres afin d’attribuer quelque 312 millions d’euros de subventions directes dans le cadre de son plan de relance de 750 millions. Une première historique !
Et en décembre dernier, nouvelle accélération : la Commission annonce que tout ce qui contribue à atteindre les objectifs climatiques de 2030 et 2050 pourra être soutenu économiquement.
La France est bien décidée à utiliser ces ouvertures. « Face à l’ampleur des investissements à réaliser dans les industries du futur, l’Union européenne compte bien recourir à des aides massives des États », s’est ainsi félicité en janvier le ministre de l’économie, Bruno Le Maire.
« Les États-Unis et la Chine ne s’en privent pas. Il y va de la souveraineté de l’Union et de sa place dans l’économie mondiale. » Dont acte : le plan France 2030, annoncé en octobre par Emmanuel Macron, veut renforcer l’indépendance industrielle du pays grâce à une politique ambitieuse d’investissements publics. Il prévoit de consacrer 34 milliards d’euros à une dizaine de filières d’avenir.
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Un nouveau moment de mondialisation
Espace commercial le plus libre-échangiste au monde, l’UE semble avoir enfin pris conscience de sa « naïveté ».
« Sur les questions de protectionnisme commercial, l’importance de la puissance chinoise a rebattu les cartes et changé les discours sur le rôle de l’État dans l’économie », analyse Éric Monnet, professeur d’histoire économique à l’École d’économie de Paris.
Les confinements ont achevé de précipiter cette évolution. « La crise sanitaire a fait prendre conscience des vulnérabilités que nos interdépendances occasionnent », constate l’économiste Isabelle Bensidoun, sur le site du CEPII.
Rupture des chaînes d’approvisionnement, pénuries, flambée des prix sur certains produits… La mondialisation a montré ses limites. Résultat, le protectionnisme n’est plus un gros mot en Europe.
La mise en place d’une taxe carbone aux frontières a été officiellement proposée par la Commission, en juillet dernier. Un projet qui trainaît dans les cartons depuis le début du siècle…
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Éco-mots
Le protectionnisme est une manière de « protéger » (d’où son nom) ses propres producteurs, qu’il s’agisse d’agriculteurs, de viticulteurs, d’industriels… Il peut consister, pour un pays, à imposer des droits de douane - des taxes (appelés « tariffs » en anglais, à ne pas confondre avec les prix) sur les produits importés afin que ceux-ci coûtent plus cher sur son marché intérieur. Des mesures non tarifaires moins « palpables » peuvent aussi être mises en place comme des limites quantitatives comme les quotas ou alors des normes : sanitaires, techniques ou environnementales.
Que cette annonce survienne juste avant la signature d’un accord instaurant un impôt minimum de 15 % sur les bénéfices des multinationales n’est pas totalement un hasard. La tendance est en effet à l’encadrement des flux commerciaux et financiers.
« On est clairement dans un nouveau moment de la mondialisation, estime Isabelle Bensimoun. Celui où le consensus de Washington, qui privilégiait privatisations, libéralisation, moins d’État en quelque sorte, vacille. »
De fait, le FMI débat sur la nécessité de réduire les inégalités. Et un consensus international émerge sur l’utilité du salaire minimum. Longtemps critiquée pour le niveau de son Smic, la France sera-t-elle bientôt citée en exemple ?
Le FMI veille au grain
Pas si sûr ! Dans son rapport annuel consacré à la France en janvier, le Fonds monétaire international semble siffler la fin de la récré : il lui conseille de commencer à réduire sérieusement ses déficits dès l’année prochaine.
Pendant ce temps, au sein de la zone euro, les pays dits « frugaux » fourbissent leurs armes. Ils feront tout pour limiter au maximum l’assouplissement des règles. Et les économistes libéraux vont reparler de l’effet d’éviction.
Sur le fond, les politiques keynésiennes nécessitent des taux d’intérêt bas pour que la dette soit soutenable. Et donc une inflation qui reste maîtrisée.
Ce n’est plus le cas, estime Florent Delorme, stratégiste à la société de gestion M & G Investments. Moins en raison des hausses de prix actuelles qu’à cause du coût de la transition écologique, qui va s’étendre sur les prochaines décennies. « Les banques centrales pourront-elles maintenir des taux très bas si la transition énergétique impose des hausses de prix ? Je ne crois pas, estime-t-il. On va être sur une ligne de crête. Il va être difficile de concilier les deux objectifs. »
Cela dit, un retour trop violent à la rigueur serait-il politiquement et socialement envisageable ? La montée actuelle des populismes risque d’en dissuader beaucoup de dirigeants. Y compris parmi les plus libéraux…
Vous avez dit néolibéral ?
Quand on qualifie un responsable de « néolibéral », c’est rarement un compliment et c’est en référence au « consensus de Washington », défini à la fin des années 1980 par l’économiste américain John Williamson, en 10 principes : 1) discipline budgétaire forte (déficits contenus) ; 2) dépenses publiques avec un bon rendement ou une capacité réelle à réduire les inégalités ; 3) diminution des taux marginaux d’imposition ; 4) taux d’intérêt libres ; 5) taux de change compétitifs ; 6) libéralisation du commerce extérieur (abaissement des barrières) ; 7) ouverture aux investissements étrangers ; 8) privatisation des entreprises publiques ; 9) déréglementation des marchés intérieurs ; 10) protection accrue de la propriété privée (capitaux, brevets, droits d’investir, de vendre et d’acheter).
Mais les mots du libéralisme n’ont plus la cote en ce moment. L’heure est plutôt à la célébration de l’endettement, du déficit budgétaire et de l’intervention de l’État, bref, du keynésianisme.
Et ce revirement n’est pas seulement lié à la crise sanitaire. La baisse régulière de l’inflation depuis 40 ans – effet de la mondialisation – et la baisse parallèle des taux d’intérêt ont changé la donne.
Face à cette situation, les solutions monétaristes touchent leurs limites, les taux d’intérêt négatifs étant leur manifestation la plus spectaculaire. À l’inverse, ces taux bas ouvrent un espace au financement des investissements par la dette, dont le remboursement est rendu plus soutenable.
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Le pays supposé phare du libéralisme a été le premier à s’écarter de ses préceptes. Forts du privilège du dollar, les États-Unis n’ont cessé d’accumuler les déficits et d’intervenir pour protéger leurs secteurs stratégiques. La Banque centrale américaine a d’ailleurs pris très tôt ses distances avec le monétarisme pur et dur.
Certes, son objectif principal est l’inflation. Mais elle tient compte également du chômage. Reste qu’il faut se garder d’annoncer trop vite la victoire du keynésianisme. Les giga-plans de relance et d’infrastructures de Joe Biden ont nourri les comparaisons avec Roosevelt. Mais il a dû en rabattre sur ses ambitions initiales. Et abandonner sa mesure phare de doublement du salaire minimum.
« Il n’y a pas aujourd’hui une totale remise en cause du néo-libéralisme », estime l’historien de l’économie Éric Monnet. « Même si l’État intervient très fortement, cela ne s’accompagne pas de l’idée qu’il va falloir nationaliser des entreprises, limiter les profits, augmenter les taxes. »
Et gare aux opinions angéliques sur l’État : « On peut avoir une politique industrielle très forte qui ne serait pas du tout sociale. »
Trump est à la fois partisan du protectionnisme et de la dérégulation. Boris Johnson est l’artisan du Brexit et un fervent partisan d’un salaire minimum élevé…
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