Le magazine américain Forbes vient de dévoiler son célèbre classement des personnalités les plus riches du monde. Résultat : en 2023, c’est un Français qui occupe la première place. PDG de LVMH, Bernard Arnault est l’homme le plus riche au monde (avec une fortune estimée à 215 milliards de dollars). Mais ce n’est pas tout : la première femme du classement – 14ème au total – est également une Française puisqu’il s’agit de Françoise Bettencourt (détentrice d’actions du groupe L’Oréal), détentrice d’une fortune s’élevant à 85,5 milliards de dollars.
Ainsi, l’homme et la femme les plus riches au monde sont Français. Pour l’économiste Gabriel Zucman, récipiendaire de la médaille John Bates Clark1 en 2023, cette situation s’explique en partie par le fait que le système fiscal français est régressif pour les plus aisés.
En matière de fiscalité, la justice suppose que la charge soit progressive : chacun doit contribuer en fonction de son revenu. Ce principe d’équité est contenu dans nos grands textes, comme La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août 1789) qui stipule que la « contribution commune » « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » Ainsi, la charge fiscale d’un ménage doit-elle normalement (et légalement) augmenter avec sa place dans la hiérarchie.
Une enquête récente démontre que ce n’est pas le cas dès lors que l’on tient compte de tous les revenus économiques des foyers fiscaux les plus riches. Plus précisément, cette note de l’IPP (Institut des Politiques Publiques), intitulée « Quels impôts les milliardaires paient-ils ? » (Juin 2023), démontre que la progressivité du système fiscal français est respectée jusqu’à des niveaux élevés de revenus : le taux effectif d’imposition, tous impôts directs compris, est encore progressif pour la majorité des 1 % de revenus les plus élevés.
Impôts directs/Impôts indirects
Les impôts directs sont ceux pour lesquels celui qui s’acquitte de l’impôt est aussi celui qui est en dette vis-à-vis du Trésor public et qui en supporte donc le coût du paiement. Ainsi, l’impôt sur le revenu ou encore de l’impôt sur les sociétés sont des impôts directs : la personne qui reçoit les revenus ou les bénéfices est aussi celle qui règle l’impôt. Au contraire, la TVA (taxe sur la valeur ajoutée) est un impôt indirect car celui qui verse l’impôt au Trésor public (par exemple, le commerçant) n’est pas celui qui en supporte la charge (par exemple, le consommateur).
En revanche, l’enquête de l’IPP calcule qu’au sein des 0,1 % des foyers fiscaux les plus riches, le taux effectif d’imposition global devient régressif, passant de 46 % pour les 0,1 % les plus riches à 26 % pour les 0,0002 % les plus riches (soit les 75 ménages les plus riches – nommés « ultra-riches » dans la suite de l’article) 2. Comment peut-on expliquer cette situation contraire au vœu du législateur ?
Ne pas confondre : Impôt progressif/proportionnel
Un impôt progressif est un type d’impôt qui augmente au fur et à mesure que le revenu taxable augmente. En d’autres termes, plus une personne gagne de l’argent, plus le taux d’imposition applicable à la personne sera élevé, comme l’impôt sur le revenu. À l’inverse, un impôt proportionnel est lui prélevé à un taux fixe, quel que soit le niveau de revenu. Par exemple, si son taux est fixé à 10 %, une personne gagnant 10 000 euros paiera 1 000 euros d’impôt, et une personne gagnant 100 000 euros paiera 10 000 euros d’impôt. C’est le cas en France de l’impôt sur les sociétés ou de la flat tax sur les revenus du capital.
Les 0,1 % : riches de leurs entreprises
Tout d’abord, il faut considérer que la structure de la richesse des « ultra-riches » est spécifique, y compris lorsqu’on la compare aux autres riches du dernier décile (les 10 % les plus riches). Tout d’abord, ils contrôlent plus souvent des sociétés – ce qui implique que leur richesse s’appuie notamment sur un portefeuille conséquent d’actions.
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Mais comme ils ont encore moins besoin de revenus que les autres riches, les « ultra-riches » ont une très forte propension à épargner, si bien qu’ils ne (se) distribuent pas les revenus issus de leur(s) société(s). Selon Gabriel Zucman, pour ne pas subir l’imposition sur les revenus du capital, ces bénéfices non distribués sont versés à des sociétés holding.
Société holding
Une société holding est une société qui détient des participations dans d’autres sociétés et qui rend possible des stratégies d’optimisation fiscale.
C’est ici qu’intervient une seconde explication : ces bénéfices non distribués ne sont pas pris en compte dans le revenu fiscal de référence, si bien qu’ils échappent aux impôts progressifs, à savoir l’impôt sur le revenu (IR) et l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Ainsi, les 378 ménages les plus aisés (soit les 0,001 % les plus riches) règlent un IR qui ne correspond qu’à 2 % de l’ensemble de leurs revenus économiques contre encore 35 % à l’entrée du dernier décile (les 0,1 % les plus riches).
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Ainsi, la régressivité du système fiscal apparaît parce que plus on s’élève dans la distribution des revenus des plus riches, plus la part des bénéfices non distribués devient de plus en plus importante. Par contre, les foyers fiscaux qui contrôlent des sociétés doivent régler l’impôt sur les sociétés (IS) – un impôt calculé à partir des profits des sociétés.
De fait, alors que ce n’est pas le cas pour le début de la distribution des plus riches, l’IS devient prépondérant pour les 0,01 % des ménages les plus riches. Or, le fait de payer l’IS plutôt que l’IR et l’ISF a un impact conséquent sur la charge fiscale réglée par les plus riches : le taux de l’IS est de 33,3 % 3 en France, soit bien plus bas que le taux le plus élevé des impôts progressifs qui s’établit à 59 %.
De plus, toutes les sociétés détenues par les plus riches français ne réalisent pas leur profit… en France. Il faut donc tenir compte du fait que, suite à une course au moins-disant fiscal tant à l’échelle européenne que mondiale, l’IS peut se révéler beaucoup plus bas à l’étranger (par exemple, à 12,5 % en Irlande).
On peut penser qu’il serait possible de favoriser la progressivité de l’impôt régler par les « ultra-riches » en augmentant le poids de l’imposition sur la fortune. Mais il est douteux qu’il soit possible de tenir compte de revenus dont le contribuable n’a pas la libre disposition. Dès lors, cette option ne peut limiter la régressivité de la fiscalité liée à l’importance des bénéfices non distribués. D’autant plus que le Conseil constitutionnel a déjà statué sur la nécessité de prévoir un plafond de l’ISF…
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Puisque les « ultra-riches » règlent principalement l’impôt sur les profits dont ils sont actionnaires (l’IS), on pourrait envisager de l’augmenter. Las, ce n’est pas la tendance historique. Au début des années 1980, l’IS s’établit à 50 % ; aujourd’hui, il est à 25 %… Un pas dans la bonne direction a pourtant été acté dans le cadre de l’OCDE puisqu’à partir du 1er janvier 2024, un taux minimal mondial d’IS se met en place… à 15 %. Soit à un niveau beaucoup plus bas que celui de la France !
Un besoin de transparence fiscale
Finalement, selon Gabriel Zucman, la solution la plus efficace serait de forcer la transparence fiscale des sociétés holding : les bénéfices non distribués pourraient alors être imputés directement aux actionnaires – comme le font les États-Unis. Ce serait le moyen d’intégrer ces revenus dans l’assiette fiscale soumise à l’IR et donc d’y appliquer sa logique progressive.
La note de l’IPP signale que la régressivité fiscale qui existe tout en haut de la distribution est similaire dans la plupart des pays européens. Aussi, une mesure prise à l’échelle européenne serait particulièrement efficace – dans la mesure où le capital est relativement mobile dans l’espace européen. Évidemment, cela supposerait que les pays membres de l’Union européenne parviennent à s’entendre sur une question fiscale… ce qui, là aussi, n’est pas la tendance.
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Notes
[1] Ce prix très prestigieux est décerné chaque année par l’American Economic Association à un économiste de moins de quarante ans « qui a apporté une contribution significative à la pensée et à la connaissance économique ». Gabriel Zucman a été récompensé pour ses travaux sur les inégalités économiques et ses recherches sur la fiscalité (portant en particulier sur l’évasion fiscale).
[2] L’enquête de l’IPP se fonde sur des statistiques de 2016, ce qui justifie qu’il soit question de l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune) dans la suite de cet article. L’ISF a été remplacé par l’IFI (Impôt sur la fortune immobilière) à partir de 2018.
[3] Depuis 2022, l’IS est de 25 %, ce qui confirme la course au moins disant fiscal qui s’est mise en place dans les pays développés.
Dans le programme de SES
Terminale. « Quelles inégalités sont compatibles avec les différentes conceptions de la justice sociale ? »
Première. « Comment les agents économiques se financent-ils ? »