De nombreux travaux ont montré que l’insécurité de l’emploi a des effets importants sur l’obésité, les taux de suicide, la santé mentale, la violence ou encore les préférences politiques. Aurait-elle aussi un effet sur la fécondité ?
Deux chercheurs, Andrew Clark et Anthony Lepinteur, se sont penchés sur cette question1 en exploitant astucieusement les effets d’une réforme de la taxe dite « Delalande » – du nom de son promoteur, le député Jean-Pierre Delalande – qui fit son apparition dans la législation française en 1987. À l’origine, cette taxe renchérissait le coût d’un licenciement d’une personne de plus de 55 ans, puis, en 1992, ce seuil fut abaissé à 50 ans. Son but était d’inciter les entreprises à maintenir les seniors dans leurs effectifs.
L’effet pervers de la taxe Delalande apparut très vite : si une entreprise prévoit de se séparer de l’un de ses employés, elle a intérêt à le faire avant l’âge de déclenchement de cette taxe. En protégeant plus l’emploi des seniors, la taxe Delalande a accru l’insécurité des salariés moins âgés.
À la fin de 1998, le montant de la taxe Delalande a été approximativement doublé dans les grandes entreprises (celles comptant plus de 50 salariés), mais il est resté au même niveau dans les petites entreprises (moins de 50 salariés). Il en résulte que pour les personnes de moins de 50 ans travaillant dans les grandes entreprises, le risque de licenciement a augmenté, tandis qu’il n’a pas changé pour leurs homologues des petites entreprises.
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Les auteurs utilisent, sur la période 1995-2001, une enquête annuelle (le Panel européen des ménages) de laquelle ils extraient un échantillon représentatif de salariés du secteur privé en CDI de moins de 50 ans, en ménage avant et après la réforme de 1998.
Andrew Clark et Anthony Lepinteur ont eu l’idée d’analyser les effets de l’insécurité de l’emploi sur la fécondité en considérant que, dans cet échantillon, les salariés des grandes entreprises formaient un groupe test (ils ont été touchés par la réforme de 1998 et donc, pour eux, l’insécurité a augmenté), tandis que leurs homologues dans les petites entreprises (qui n’ont pas été touchés par la réforme) formaient le groupe de contrôle.
La peur des moins de 50 ans
L’enquête fournit une mesure du ressenti de l’insécurité de l’emploi par l’intermédiaire de la question « En vous situant sur une échelle allant de 1 (pas satisfait) à 6 (totalement satisfait), dans quelle mesure êtes-vous satisfait de votre travail actuel en termes de sécurité d’emploi ? ». La figure 1 montre que la hausse de la taxe Delalande a effectivement eu un effet important sur ce ressenti.
Avant l’annonce de cette hausse, le groupe test a une meilleure opinion de sa sécurité de l’emploi que le groupe témoin. Mais peu après l’annonce de la hausse, les perceptions s’inversent et, relativement au groupe de contrôle, le sentiment d’insécurité de l’emploi augmente nettement au sein du groupe test.

Par ailleurs, l’enquête répertorie chaque année le nombre de nouvelles naissances dans chaque ménage, ce qui permet de calculer le taux annuel moyen de fécondité au sein des groupes test et témoin2. La figure 2 illustre le principal résultat de l’étude.
On constate qu’avant l’annonce de la mise en place de la réforme de 1998, ce taux est approximativement la même au sein des deux groupes. En revanche, après cette annonce, il devient significativement inférieur dans le groupe test comparé au groupe de contrôle. Par exemple, à la fin de l’année 1999, il s’élève respectivement à environ 0.04 pour le groupe test et 0.07 pour le groupe de contrôle, soit une différence de 3 points de pourcentage.
Pour l’ensemble de la période analysée par l’étude, les auteurs estiment que la réforme de la taxe Delalande annoncée en 1998 a réduit le taux de fécondité annuel dans le groupe test d’environ 4 points de pourcentage, ce qui représente une baisse de 60 % du taux mesuré avant l’annonce de la réforme. C’est donc considérable.
Ce résultat a probablement une portée plus générale : le sentiment d’une montée de l’insécurité, qu’elle soit économique ou environnementale, diminue la volonté d’avoir des enfants et se manifeste donc, à terme, par une baisse du taux de fécondité. Il faudrait en tenir compte dans l’évaluation des effets des politiques publiques.
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Sources
1. “A natural experiment on job insecurity and fertility in France”, Review of Economics and Statistics, 2022. Voir aussi, “The family consequences of job insecurity : Fertility and marriage”, VOXEU Columns, janvier 2023.
2. Pour chaque année, ce taux est égal au rapport des naissances au sein du groupe par le nombre de ménages du groupe.