L’essentiel
- Des médicaments essentiels, comme l’Amoxicilline, un antibiotique pour enfants, sont en rupture de stock depuis l’été. Le nombre de médicaments concernés augmente depuis plusieurs années.
- Les pénuries proviennent de tensions logistiques conjoncturelles, mais aussi d’une production rendue structurellement fragile par les délocalisations et des remboursements par l’État trop peu élevés.
- La constitution de stocks est une réponse insuffisante, et une réponse européenne sur le sujet semble indispensable.
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À la pharmacie de l’Europe, en plein 14e arrondissement de Paris, Ibtissem Keskes n’en revient pas. « Nous n’avons plus rien, c’est la catastrophe », soupire la pharmacienne. L’insuline (pour les diabétiques), manque chroniquement ; des références plus communes sont aussi touchées. C’est le cas du paracétamol ou de l’amoxicilline, un antibiotique pour les enfants, dont la demande explose dans l’officine pour soigner une épidémie de bronchiolite particulièrement virulente en 2022.
L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) pointe dans sa veille en temps réel une « tension d’approvisionnement » depuis le 10 octobre. L’amoxicilline ne reviendra en stock qu’en mars 2023, une absence exceptionnellement longue, alors que les pénuries durent en moyenne trois mois.
Le reflet, aussi, d’une perturbation des chaînes de production, à la suite de la pandémie de covid-19 : les flacons en verre qui contiennent le médicament sont difficiles à trouver et plus chers, affectés par la hausse des prix de l’énergie, et les confinements successifs en Chine qui ont perturbé leur production.
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Ailleurs, le verre ou l’aluminium manquent aussi. « Conjoncturellement, on subit la suite de la pandémie, avec divers problèmes d’approvisionnements sur les matériaux », précise ainsi Nathalie Coutinet, maîtresse de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord.
Une chaîne de valeur complexe
La production d’un médicament induit en effet la mise en route d’une chaîne de valeur complexe. Les laboratoires produisent des principes actifs - la molécule qui soigne - puis s’approvisionnent en excipients (les liquides ou matières enrobant le principe actif), en contenants et en emballages.
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« Une fois réalisé, le produit est mis sur le marché après autorisation, fixation de son prix et de son niveau de remboursement. Il faut ensuite le distribuer, via un transporteur qui travaille pour le labo, puis un grossiste répartiteur qui l’achète pour revendre dans les pharmacies », complète Emmanuel Déchin, délégué général de la CSRP (Chambre Syndicale de la Répartition Pharmaceutique).
Un modèle économique fragile…
Mais les pénuries ont des racines plus profondes que les récents troubles logistiques. Selon l’ANSM, les ruptures ou risques de ruptures de stock concernaient déjà 2 160 références de médicaments en 2021, contre 538 en 2017.
L’une de ces racines est la production massive des principes actifs hors de France : 80 % d’entre eux sont réalisés en Inde ou en Chine, rendant la France dépendante de ces deux marchés. Les laboratoires optimisent en effet leurs coûts de production en délocalisant et en sous-traitant les étapes les moins lucratives de la production.
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« Ils demeurent surtout présents sur la recherche et développement, et sur la distribution finale. C’est là qu’est encore possible l’extraction de la valeur », décrit Nathalie Coutinet. Le cas de l’amoxicilline souligne aussi le caractère court termiste des calculs : les laboratoires n’ont pas anticipé l’explosion de la demande en 2022 par rapport à 2021.
…et à flux tendu
Les industriels estiment que ce modèle à flux tendu est inévitable si on veut la rentabilité. « Quand les médicaments sont anciens, "génériqués", le modèle économique passe sous le seuil de rentabilité. On produit alors à perte, et il n’est plus possible d’investir », déplore Thomas Borel, directeur des affaires scientifiques du LEEM, syndicat des industries du médicament. Les laboratoires critiquent le taux trop faible de remboursements par l’État : l’amoxicilline, remboursée à 76 centimes le flacon, est peu rentable malgré son immense bénéfice thérapeutique.
« La cause la plus évidente des pénuries est la pression tarifaire, décrit Frédéric Bizard, président de l’Institut Santé. Elle permet un jeu de revente à l’étranger par certains grossistes, qui peuvent ainsi gonfler leurs marges. » La Sécurité Sociale abaisse régulièrement le montant de ses remboursements : 24,6 milliards d’euros y seront consacrés en 2023, 900 millions de moins qu’en 2022.
« Mais en France, seulement 30 % des médicaments sont génériqués, contre 80 % en Allemagne ou au Royaume-Uni », conteste Nathalie Coutinet. Pour elle, les laboratoires ne jouent pas le jeu. Car quand il n’est pas génériqué - c’est-à-dire quand un laboratoire détient encore un brevet - un médicament est bien mieux remboursé.
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Le choix français des stocks
Pour contrer les pénuries, la France fait le choix des stocks. L’ANSM impose ainsi quatre mois de stocks, sur 422 références. Mais ces stocks ,'ont pas l'obligation d'être situés en France, et les sanctions ne sont pas précisées. « Une simple politique de stocks est insuffisante, l’exemple des masques le prouve », estime Laurence Harribey, sénatrice de la Gironde et autrice d’un rapport sur le sujet.
Reste à mieux définir les médicaments essentiels, à mieux partager l’information sur l’état de la production, en temps réel, entre le secteur privé et les pouvoirs publics.
Des partenariats publics-privés peuvent aussi sortir les industriels d’un impératif de rentabilité, et permettre des relocalisations. Aux États-Unis, 450 hôpitaux ont lancé Civica Rx, un génériqueur à but non lucratif, qui les approvisionne en médicaments produits localement.
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Pas assez d'union européenne
Côté tarification, Nathalie Coutinet souligne la nécessité de mettre un terme à la concurrence entre pays européens : « Au Canada, l’État fixe les prix plancher et plafond, qui s’imposent aux provinces avant leurs négociations respectives avec les laboratoires », décrit l’économiste.
L’harmonisation européenne paraît un prérequis pour assurer un approvisionnement efficace : or l’Union Européenne n’a qu’une compétence d’appui dans la santé, ce qui l’empêche de légiférer sur les prix. Elle possède en revanche les compétences nécessaires pour développer la recherche ou réaliser des commandes communes de produits.
Laurence Harribey réclame aussi que les industriels soient chargés dès la mise sur le marché - décidée par l’Autorité Européenne des Médicaments - d’anticiper des pénuries. « Les autorisations de mise sur le marché doivent induire plus de conditionnalité. Les entreprises devraient justifier d’un plan de gestion et d’un système d’alerte sur les tensions, qui n’existent pas, aujourd’hui, en Europe. Nous devons renvoyer la charge de la preuve sur les industriels, c’est fondamental », conclut-elle.
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