Sociologie
Mesurer les inégalités, au-delà des perceptions
Les Américains sont exagérément optimistes sur le niveau réel des inégalités dans leur pays, et les Européens exagérément pessimistes. Pourquoi ces erreurs de diagnostic ?
Julie Desrousseaux
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En matière de perception des inégalités, c’est simple, on a tout faux. Les recherches universitaires et institutionnelles le confirment : les citoyens se trompent sur leur niveau relatif de richesse, sur la répartition des revenus au sein de la société, sur la mobilité sociale.
France Stratégie relève par exemple : « L’augmentation de niveau de vie entre les parents et les enfants demeure la règle […] et pourtant, entre 2002 et 2015, la part des Français considérant que leur situation sociale est moins bonne que celle de leurs parents a triplé, passant de 17 % à 54 %. » Plusieurs facteurs expliquent ce décalage.
Panier « normal »
Chacun se pense plus proche du revenu médian qu’il ne l’est : les riches se pensent moins riches et les pauvres moins pauvres qu’ils ne le sont par rapport à l’ensemble de la population. Sur 100 Français parmi le tiers des plus aisés, 70 affirment appartenir à la classe intermédiaire et neuf au tiers le plus défavorisé !
Cette erreur « normale » s’explique par l’« effet d’ancrage » : on se positionne surtout par rapport au groupe de référence que l’on côtoie tous les jours et qui est socialement moins divers que la société entière.
De manière générale, les Français sont de moins en moins nombreux à se percevoir comme appartenant à la classe moyenne et en 2015, trois Français sur quatre se réclament des trois classes – moyenne inférieure, populaire et défavorisée, note France Stratégie.
Mais une perception peut-elle avoir tort ? Le sentiment de sa propre situation sociale est forgé par différents facteurs : le niveau de vie, la reconnaissance sociale, le positionnement sur le marché du travail, le sentiment de sécurité économique, la qualité de son logement…
Pas sûr que des statistiques « stables » du rapport interdécile soient un argument convaincant face à la polarisation entre propriétaires et locataires ou face à l’augmentation du nombre de Français qui bouclent leurs fins de mois dans le rouge, des vérités mesurées.
Éco-mots
Rapport interdécile
Le rapport interdécile D9/D1 mesure l’écart entre le revenu du moins riche des 10 % les plus riches et le revenu du moins pauvre des 10 % les plus pauvres.
Autre clé du ressenti, la capacité à consommer. « Les normes de consommation ont changé », explique Didier Blanchet, Directeur des études et synthèses économiques à l’Insee, « le panier “normal” du Français a changé par rapport à celui de ses parents. »
Pour être « normal » aujourd’hui, il faut être numériquement connecté. Les abonnements et autres « dépenses contraintes » sont passées de 12 % à 35 % du budget des ménages entre les années 1970 et 2015.
« Or l’Insee, concentré sur le “panier essentiel”, ne publie rien sur le “panier normal”, poursuit l’expert, dont le potentiel serait pourtant supérieur quand il s’agit d’expliquer le sentiment de déclassement social.
Sans oublier que le ressenti dépend de la croissance. Le même niveau d’inégalité est moins douloureux « quand l’économie croît de 3 % par an, parce que les gens du bas de l’échelle voient quand même une progression, analyse Didier Blanchet, alors que quand le gâteau ne grandit pas, le niveau de vie en bas piétine et on devient plus sensible à la progression des hauts revenus ». Bref, le niveau de vie est un sentiment subjectif, dur à contredire.
Chiffres contre chiffres
De façon générale, mesurer objectivement les inégalités est complexe. Les experts rappellent qu’il faut considérer plusieurs indicateurs pour dresser un tableau honnête des inégalités, mais chacun y va de son chiffre unique.
« En France, si l’on prend le rapport interdécile, les inégalités sont stables. Si on prend l’indicateur des 1 % les plus riches, on peut dire qu’elles augmentent », explique Olivier Galland, sociologue, directeur de recherche au CNRS. Il existe en particulier une multitude de chiffres officieux sur les phénomènes à l’œuvre aux deux extrémités du spectre des inégalités : la grande pauvreté et les ultra-riches.
« Certaines associations qui luttent sur le terrain contre les inégalités ou la pauvreté ont voulu aussi produire de la connaissance et de plus en plus, elles publient leurs propres chiffres qui concurrencent ceux de la statistique publique », observe Olivier Galland. Didier Blanchet renchérit : « Les données publiques, elles, ont du mal à rendre compte de la réalité tout en haut et tout en bas de l’échelle sociale. »
Reste que l’engouement médiatique et populaire pour les extrêmes interroge la notion de décence. On touche aux valeurs. Les travaux de recherche montrent que ce sont ces valeurs qui imprègnent le plus le ressenti.
À chacun son équité
Démonstration. Quel que soit l’indicateur utilisé, les inégalités ont été plutôt contenues en France depuis les années 1980, alors qu’elles ont explosé aux États-Unis. Pour autant, les Français surestiment les inégalités quand les Américains les sous-estiment.
« La perception des inégalités ne répond pas à des critères objectifs, plutôt à des critères de sensibilité aux injustices. Cela dépend des cultures nationales » constate Olivier Galland.
Une étude menée par Harvard en 2018 confirme des travaux de recherche antérieurs : les Américains, qui expliquent la réussite avant tout par l’effort, surestiment aussi la mobilité sociale dans leur pays, en particulier la possibilité pour un enfant de famille pauvre de parvenir parmi les 20 % les plus riches (le fameux rêve américain).
Et c’est dans les États américains où l’ascenseur social fonctionne le moins bien que les individus sont le plus exagérément optimistes. « Le socialisme n’a jamais pris racine en Amérique parce que les pauvres ne se voient pas comme un prolétariat exploité, mais comme des millionnaires temporairement embarrassés », aurait répondu John Steinbeck, l’auteur des Raisins de la colère.
Les Européens, eux, font davantage référence à l’héritage familial et aux rentes pour expliquer les inégalités. Ils sous-estiment la mobilité sociale réelle, montre l’étude.
Influencer la perception des inégalités impacte le seuil d’acceptabilité des citoyens. Les valeurs classent les inégalités entre celles qui sont jugées acceptables et celles dont on demande qu’elles soient corrigées, notamment par l’État.
Derrière les erreurs de perception des Français, on peut voir, selon le point de vue, des bougons ingrats ou les garants d’un modèle qui a permis de contenir l’explosion des inégalités observée dans des pays voisins. Quand la complexité interdit de conclure simplement, reste au bout du compte ce qu’on a envie de conclure. En matière d’inégalités, on n’est jamais très loin de l’idéologie.
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