Oui, l’orientation dans le supérieur voit les inégalités se renforcer
Pourquoi elle ? Agnès van Zanten est sociologue et directrice de recherche au CNRS. Ses travaux pointent le fonctionnement inégalitaire et élitiste du système éducatif français, notamment dans l’accès à l’enseignement supérieur. Directrice de la collection « Éducation et société » aux Presses Universitaires de France (PUF), elle a publié de nombreux ouvrages, dont le Dictionnaire de l’éducation (PUF, 2008), Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales (PUF, 2009) et L’École de la périphérie : scolarité et ségrégation en banlieue (PUF, 2012).
Les responsables politiques ont promu l’idée d’une démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur par l’accès généralisé à une information riche et précise. Mais quand on se penche sur la réalité des pratiques numériques, on observe des différences très marquées entre les élèves. À l’évidence, le « capital culturel » dont parlait Pierre Bourdieu dans les années 1960 pèse encore lourd.
Les inégalités concernent notamment la capacité à accéder à la bonne information, à la décrypter et à savoir l’utiliser. Par exemple, les jeunes issus des catégories favorisées multiplient les mots-clés et accèdent donc à des informations plus variées, quand les autres restent dans des « boucles » informatiques. Une fois l’information obtenue, la comprend-on ?
Le monde du supérieur est truffé d’acronymes qui font obstacle, comme CPGE (Classe Préparatoire aux Grandes Écoles) ou BCPST (Biologie, Chimie, Physique et Sciences de la Terre). Il y a aussi des données statistiques, or tout le monde ne sait pas les lire correctement. Ce point est d’autant plus sensible qu’un vaste secteur privé s’est développé dans le supérieur, et que ces établissements usent d’un discours promotionnel et mal objectivé. Pas toujours facile de faire la différence, surtout quand on vous promet la Lune !
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Enfin, on observe des inégalités dans la capacité à élaborer des stratégies. Malgré et peut-être à cause de toute cette information, l’orientation dans le supérieur reste donc un moment où les inégalités se renforcent. Les élèves des familles défavorisées sont beaucoup moins bien outillés que les autres – sans même parler du fait que certains ne possèdent pas d’ordinateur.
Mais il existe une dimension de ces inégalités qui pourrait aider à leur réduction, sinon à leur résorption : c’est « l’effet établissement ». À l’évidence, les élèves ont besoin de médiations et de conseils. Il faut les aider à accéder à l’information, à la décrypter, à élaborer leur stratégie. Or, dans les très bons lycées, pour perpétuer la réputation, ce travail est fait.
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Dans les établissements moyens ou faibles ou dans les filières technologiques, il passe au second plan car souvent, les équipes ont d’autres priorités : la réussite au bac, le décrochage, etc. Le contraste ne concerne pas seulement la mobilisation des équipes sur l’orientation, mais aussi le facteur temps (dans les bons lycées, on s’y prend plus tôt) et le type de conseils donnés : dans les bons établissements, ce sont des conseils individualisés, adaptés au projet de l’élève. Dans les lycées moyens ou faibles, à l’exception des élèves très ambitieux ou en difficulté, on dispense des conseils génériques.
Cette déficience, de nombreux acteurs, l’a identifiée, du monde associatif aux régions, en passant par des start-up. Mais leurs interventions sont d’inégale qualité, et elles font écran : on pourrait croire que le travail est fait. L’Éducation nationale a commencé à réinvestir ce sujet, mais c’est encore bien timide. Elle devrait mener une action beaucoup plus consistante, soit en recrutant des pros (comme en Finlande, où l’orientation est intégrée au cursus), soit en incitant les enseignants et en les formant. L’orientation est une mission aussi importante que la transmission des savoirs !
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Non, le jeu reste ouvert
Pourquoi elle ? Sociologue, Marie Duru-Bellat a travaillé sur les inégalités sociales au sein de l’éducation. Professeure émérite à Sciences Po Paris, elle a publié de nombreux ouvrages, dont Le Fonctionnement de l’orientation. Genèse des inégalités sociales à l’école (Delachaux et Niestlé, 1988), L’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie (Seuil, 2006), Le Mérite contre la justice (Presses de Sciences Po, 2019), et Les Sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale (avec François Dubet et Antoine Vérétout, Seuil, 2010).
Indéniablement, les déterminismes sociaux restent très puissants. Depuis les années 1960, la démocratisation de l’enseignement visait à rendre le système plus juste que l’école républicaine à l’ancienne. La massification a réduit les inégalités scolaires. Mais, avec l’allongement des études, la compétition s’est accrue, faisant des gagnants et des perdants.
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C’est là que le bât blesse, car les perdants le sont très tôt, parfois dès le premier contact avec le primaire, et ils le sont durablement, dans une société qui donne une importance extrême aux diplômes et aux cursus suivis. À mon sens, ce n’est pas l’orientation qui est en cause, ici, mais bien plutôt une certaine conception de la réussite scolaire, définie par les programmes et par les notes, qui tend à reproduire les inégalités de départ.
L’école a tendance à cristalliser les inégalités sociales, parce que certains milieux sont moins stimulants ou formateurs et que les enfants qui en sont issus sont plus éloignés de ce qu’exige l’école. Les écarts de langage sont très marqués d’un milieu à l’autre, tant en ce qui concerne le nombre de mots que la connaissance de termes n’appartenant pas à l’environnement immédiat des enfants.
Par la suite, quand vient le moment de s’orienter, à ces « carrières scolaires » déjà préfigurées par le milieu social viennent s’ajouter, pour les milieux les plus défavorisés, des phénomènes d’autocensure. Ce jeu n’est pas qu’une question de classe sociale ou d’environnement familial, d’ailleurs : l’endroit où l’on vit joue autant.
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Mais le jeu est-il si fermé ? Il y a aussi des aléas : l’« effet maître », l’effet établissement, des rencontres qui ouvrent des possibles. En outre, une partie des inégalités se joue à un stade très précoce, à un moment où il serait possible d’intervenir : plus qu’à la maternelle obligatoire, une mesure a priori bonne mais dont les effets ne sont pas évidents, je pense ici à une action volontariste dans le domaine de la petite enfance, à la crèche notamment.
Beaucoup de choses sont possibles même si on bute sur le manque de professionnels qualifiés, et qu’on voit mal quels acteurs institutionnels pourraient engager cette politique.
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Ensuite, ces dernières années, on a vu se développer des filières qui permettent à un jeune dont la carrière scolaire semblait mal engagée de retomber sur ses pieds : certains titulaires du bac pro, par exemple, peuvent finir avec un bac + 5 leur ouvrant beaucoup de portes.
Enfin, j’observe avec intérêt que le modèle de la réussite à tout prix, à l’école et après, semble avoir perdu de sa superbe. La question à se poser, c’est à quoi un jeune aspire pour sa vie. Nous autres sociologues avons tendance à déplorer les entraves sociales à une forme de réussite, la réussite scolaire, les grandes écoles…
Mais c’est une vision faussée par notre propre position : il y a des enfants qui ne rêvent pas d’être ingénieurs en région parisienne ! Or la question n’est pas que l’institution donne à chacun les meilleures chances d’entrer à Polytechnique : elle est que chacun tire de l’école la meilleure expérience possible, pour s’engager ensuite avec confiance dans la vie.