C’est un échec désormais tristement documenté : l’école française ne corrige pas les inégalités sociales.
Derrière les destins différenciés des enfants de cadres et d’ouvriers, un mécanisme redoutable : l’orientation scolaire. « On parle beaucoup d’Affelnet, de Parcoursup, de ce qui se joue au lycée, mais les inégalités d’orientation interviennent, dans le système français, dès le collège », explique Nina Guyon, chercheuse spécialisée en économie de l’éducation.
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Par rapport à un élève issu d’un milieu favorisé, un élève de troisième issu d’un milieu populaire a 93 % plus de chances d’être orienté vers une seconde professionnelle, 169 % vers un CAP et 74 % moins de chances de redoubler qu’un élève de milieu favorisé ayant les mêmes résultats scolaires.
L’opinion familiale joue un rôle important. Pour réduire les différences sociales d’orientation chez les élèves les moins performants, il faudrait revaloriser la voie professionnelle et le CAP aux yeux des familles favorisées, qui veulent éviter le CAP.
Quant aux ressources financières, elles expliquent les choix différents au moment de l’orientation post-bac, mais au collège, l’explication est beaucoup plus intime que cela.
Auto-sélection
Le milieu social de naissance influe beaucoup sur les rêves professionnels. L’écart d’aspirations des collégiens s’explique à 25 % par une connaissance moindre des voies existantes (notamment des plus prestigieuses) et à 53 % par une moindre confiance dans leur potentiel.
Pour corriger cette auto-sélection des élèves issus de milieux modestes, « informer sur les filières, les bourses, les voies d’accès ne suffit pas, explique Élise Huillery, professeure d’économie à l’Université Paris-Dauphine. Il faut aussi fournir un accompagnement quasi logistique : déposer la demande de bourse ou envoyer le dossier d’inscription dans le supérieur avec l’élève ».
Cela n’étonne pas Nina Guyon : « Connaître les filières n’est qu’une partie de la solution. Quelque chose se joue au niveau de la conscience, voire de la croyance. Le champ des possibles n’est pas le même pour les enfants des deux milieux », décrypte l’experte.
Trop fatalistes ?
Mais n’est-il pas au fond rationnel, pour un élève de milieu modeste, d’anticiper une moindre réussite ? « Non », répondent fermement Elise Huillery et Nina Guyon, « les “modestes” surestiment l’influence de leur milieu social sur leur destinée scolaire ».
Les collégiens – tous milieux confondus – estiment qu’un « modeste » a 33 % de chances en moins de réussir au lycée, pour le même niveau au collège. En réalité, l’écart est de 13 %. Autrement dit, les « favorisés » se sentent trop protégés par leur milieu, les « modestes » se croient trop lésés par leur origine sociale.

Problème : cette prophétie, erronée au départ, devient auto-réalisatrice : les « modestes », se sentant moins capables, s’investissent moins, leurs résultats sont moins bons que leur potentiel, ce qui les conduit à revoir encore à la baisse leurs aspirations. « Ne leur promettons pas que leur avenir dépend uniquement de leur volonté, observe Elise Huillery, mais aidons-les à aligner leurs aspirations sur leur potentiel réel de réussite ».
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En finir avec « l’intelligence fixe »
Grâce à la psychologie cognitive, c’est possible. En formant aux « stratégies métacognitives » qui favorisent le développement des « fonctions exécutives ». Traduction : il faut enseigner aux élèves les techniques dont ils ont besoin pour réussir à l’école mais que l’on n’apprend pas à l’école.
Par exemple, « être capable de s’arrêter, de voir qu’on n’y arrive pas, de se demander pourquoi. Cela va permettre d’apprendre ce qui fonctionne ou pas », explique Nina Guyon. Dans les classes favorisées, ces compétences d’autoévaluation sont transmises entre générations, inconsciemment.
L’association Énergie Jeunes a construit un programme pour corriger l’idée – très française et contredite par les sciences cognitives – selon laquelle la réussite dépend d’un niveau d’intelligence qui serait fixe. Cette conception engendre des attitudes contreproductive face à l’échec.
Par exemple, une mauvaise note sera reçue par l’élève comme la preuve de son inaptitude plutôt que le signe qu’il ne s’est pas assez entraîné. Énergie Jeunes fait passer les élèves d’un état d’esprit « fixe » à un état d’esprit « évolutif ».
En seulement 12 heures réparties sur quatre années de collège, les résultats sont probants : les élèves sont plus attentifs en classe, ils participent davantage, sont moins absents, leurs notes progressent et leurs aspirations scolaires sont plus ambitieuses.
« C’est presque aussi efficace que le dédoublement des classes de CP, a mesuré Elise Huillery. Ça veut dire qu’en coupant les classes en deux – ce qui coûte 4 000 euros par élève –, on ne fait pas vraiment mieux qu’avec seulement ces 12 heures-là, au prix de 9 euros par élève ! ».
« Grâce à ces résultats », poursuit l’économiste désormais membre du Conseil Scientifique de l’Education Nationale, « nous travaillons maintenant avec le ministère pour former 400 professeurs ».
Pour qu’ils aident les élèves à reprogrammer leur cerveau. Mais aussi le leur ! Quand ils notent, il s’agit de prendre en compte les efforts et les progrès plutôt que le résultat. C’est un changement de culture énorme pour la France.
« Beaucoup des professeurs avec lesquels je discute estiment que valoriser un élève sur la base des efforts et de la progression, ce n’est pas équitabe. L’évaluation devrait avant tout signaler où l’élève se situe par rapport aux autres », retranscrit Elise Huillery. « En France, dès les premières classes, les professeurs sont dans une logique de sélection, pas de formation. »