Sociologie
Les milliardaires se sont-ils vraiment enrichis avec la crise ?
Sélection abonnésPublication annuelle largement reprise par les médias, le rapport d’Oxfam impose dans le débat public une problématique économique importante : les inégalités. Mais l’ONG se perd aussi parfois dans une communication ultra-offensive et un travail peu précis.
Clément Rouget
© SEBASTIEN ORTOLA/REA
Lundi 17 janvier 2022 : « La fortune des milliardaires a augmenté plus rapidement en 19 mois de pandémie qu’en plus de 10 ans. De mars 2020 à octobre 2021, les richesses des grandes fortunes françaises ont bondi de 86 %, soit un gain de 236 milliards d’euros. » 25 janvier 2021 : « Si quelqu’un avait pu économiser l’équivalent de 8 000 euros par jour depuis la prise de la Bastille, il n’arriverait aujourd’hui qu’à 1 % de la fortune de Bernard Arnault. »
Chaque année en amont de l’ouverture du forum économique de Davos, l’organisation non gouvernementale Oxfam publie un rapport à grand spectacle sur l’accroissement des inégalités dans le monde. Chiffres chocs, visuels attrayants, punchlines acérées… Les informations sont reprises massivement dans la presse et sur les réseaux sociaux.
📣 EXCLUSIF - La fortune des milliardaires a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’en une décennie. C’est ce que révèle le nouveau rapport d’Oxfam !
Dans le même temps, les pauvres sont encore plus pauvres. #StopInégalités
À lire 👉 https://t.co/eYY2SpAXBj pic.twitter.com/dHNxJfF0U2— Oxfam France (@oxfamfrance) January 16, 2022
Lundi 17 janvier 2022 : « La fortune des milliardaires a augmenté plus rapidement en 19 mois de pandémie qu’en plus de 10 ans. De mars 2020 à octobre 2021, les richesses des grandes fortunes françaises ont bondi de 86 %, soit un gain de 236 milliards d’euros. » 25 janvier 2021 : « Si quelqu’un avait pu économiser l’équivalent de 8 000 euros par jour depuis la prise de la Bastille, il n’arriverait aujourd’hui qu’à 1 % de la fortune de Bernard Arnault. »
Chaque année en amont de l’ouverture du forum économique de Davos, l’organisation non gouvernementale Oxfam publie un rapport à grand spectacle sur l’accroissement des inégalités dans le monde. Chiffres chocs, visuels attrayants, punchlines acérées… Les informations sont reprises massivement dans la presse et sur les réseaux sociaux.
📣 EXCLUSIF - La fortune des milliardaires a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu’en une décennie. C’est ce que révèle le nouveau rapport d’Oxfam !
Dans le même temps, les pauvres sont encore plus pauvres. #StopInégalités
À lire 👉 https://t.co/eYY2SpAXBj pic.twitter.com/dHNxJfF0U2— Oxfam France (@oxfamfrance) January 16, 2022
Éco-mots
Oxfam (Oxford Committee for Famine Relief)
ONG et confédération de 20 organisations caritatives indépendantes à travers le monde, une des missions consiste à s’attaquer aux inégalités, en les dénonçant et en proposant des politiques publiques pour les réduire.
Le débat autour du rapport s’est même retrouvé cette semaine au cœur d’une passe d’armes politique au Parlement français. À l’Assemblée nationale, le député Insoumis Adrien Quatennens s’est appuyé sur ses conclusions pour évoquer une pandémie « paradis pour les plus riches », s’entraînant en retour une réponse musclée d’Olivier Dussopt, ministre des Comptes publics. Le sujet a également été mentionné lors d’une intervention au Sénat par l’un des milliardaires visé par l’ONG, Bernard Arnault, patron de l’entreprise de luxe LVMH (Dior, Moët, Hublot…) et première fortune française.
À chaque publication, le rapport de l’ONG s’attire les foudres de plusieurs économistes ou d’essayistes libéraux. Ils dénoncent une méthodologie défaillante et un travail plus militant que scientifique. Alors Pour l’Éco a voulu savoir si cette publication tant commentée méritait autant d’attention.
Militants, pas économistes
Sur ce point, la réponse de l’économiste et spécialiste des inégalités Alain Trannoy est sans détour : le rapport n’a pas de valeur scientifique. « Ce sont clairement des données collectées qui servent à nourrir des idées, respectables en démocratie, mais ils ne séparent pas la collecte de données, le travail sur les données et l’interprétation des données. Cela ne peut pas être confondu avec le travail d’un économiste ou d’un statisticien. C’est de la communication. »
L'économiste compare par exemple le travail de l'ONG « où se mêle une certaine vision du monde, avec des phrases sur leur page d'accueil proches du tract politique - Une économie au service des plus riches ! - » à celui de de l'INSEE qui se contente de collecter les données et de les décrire, mais sans porter de jugement sur celles-ci, laissant « les lecteurs en déduiront ce qu’ils veulent en déduire par rapport à leurs propres croyances, perspectives, philosophie... ».
L’ONG n’a d’ailleurs absolument pas cette prétention académique et assume un positionnement politique, avec par exemple des propositions fiscales aux allures de programme présidentiel.
Elle détaille dans sa fiche méthodologique l’origine extérieure des données utilisées pour la rédaction du rapport : classement issu du magazine Forbes, données du World Inequality Lab (un laboratoire de recherche sur les inégalités de la Paris School of Economics), estimations du Crédit Suisse…
Oxfam utilise même cet argument contre ses détracteurs : « Les critiques habituelles de notre rapport affirment que notre méthodologie est défaillante. Mais il est important de rappeler que ce n’est pas Oxfam qui définit ce qu’est la fortune des milliardaires : on reprend la méthodologie de Forbes, signale, à Pour l'Éco, Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France. Par ailleurs cette norme des fortunes est aussi celle utilisée par exemple par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique pour les membres du gouvernement. »
Ne pas confondre des actions et de l'argent sur un compte
Un autre reproche important fait à l’ONG : elle sous-estime le caractère virtuel de la fortune des milliardaires. L’augmentation spectaculaire dénoncée par Oxfam correspond à une hausse de la valeur des actions détenues par ces grandes fortunes et non une augmentation directe de leur compte en banque ou de leur patrimoine immobilier.
Oxfam ne le nie pas d'ailleurs. Si l'ONG s'en fait peu écho sur ses réseaux sociaux, l'ONG mentionne explicitement dans son communiqué de presse que si « la fortune des milliardaires a autant augmenté durant la pandémie, c’est (bien) grâce à une montée en flèche des cours des actions ».
Le tour de magie amuse l’économiste Alain Trannoy. Si c’était si simple, « tous les Français investiraient en Bourse dans des actions LVMH et doubleraient leur mise, même si les montants en jeux seraient évidemment sans comparaison ».
L’ONG se rapproche de la malhonneté - même si les faits sont exacts - quand elle ajoute dans ce même communiqué que « c’est principalement en raison de l’argent public versé sans condition par les gouvernements et les banques centrales dont ils ont pu profiter ».
Oxfam semble bien vite oublier que sans cet interventionnisme, les gouvernements européens n’auraient pas pu mener les généreuses politiques sociales et de soutien aux entreprises mises en place ces deux dernières années.
À lire aussi > Les taux directeurs, leviers décisifs pour accompagner l’économie
« C’est ce fond général de baisse des taux, nourris par les politiques des banques centrales, qui a permis d’éviter que les périodes de confinement ne soient catastrophiques économiquement. Les entreprises en France ont été sauvées d’une Bérézina. Nous avons pu aussi avoir un plan de relance français, un plan de relance européen… Cette politique économique a aussi permis la création de beaucoup emplois l’année dernière, rappelle Alain Trannoy. Oxfam a tendance à ne voir que la face sombre de la pièce. »
L’ONG oublie aussi de préciser que ce mouvement de hausse de la valeur des actions est réversible et loin d’être acquis. « Quand les taux d’intérêts sont bas, tous les actifs, financiers et immobiliers augmentent. Mais quand les taux vont remonter, et ça commence, leur valeur va diminuer, poursuit l’économiste. C’est une loi économique générale. »
Et si dans les années à venir, comme cela arrive régulièrement dans une économie de marché, Tesla ou LVMH n’arrivent plus à répondre aux attentes des consommateurs ou des investisseurs, leur cours boursier se dépréciera et les fortunes quasi virtuelles d’Elon Musk ou de Bernard Arnault fondront.
Bernard Arnault s’est d’ailleurs senti obligé de rappeler devant le Sénat que sa fortune ne se trouvait pas sur un compte en banque et n’était pas utilisable à souhait : « Grâce à la réussite de LVMH et un travail depuis 40 ans, ces actions ont beaucoup monté et elles valent cher c’est vrai, a admis le milliardaire. Mais il ne faut pas confondre avec celui qui a gagné au Loto et qui peut aller dépenser sa fortune. Mes actions sont inamovibles : je ne peux pas les utiliser pour mes dépenses personnelles. »
La fortune de Bernard Arnault : "L'essentiel de ce qui est recouvert par ce terme, ce sont les actions du groupe #LVMH. Elles ne sont pas sur mon compte en banque, ce sont des outils industriels", se défend l'intéressé. "Elles sont inamovibles, je ne peux pas les utiliser" pic.twitter.com/26vkiwlOGB
— Public Sénat (@publicsenat) January 20, 2022
Une affirmation que Quentin Parrinello tient à nuancer : oui, ce n’est pas de l’argent dormant sur un compte, mais cela ne veut pas dire que cela ne finance pas leur train de vie. Les milliardaires peuvent vendre régulièrement des actions pour se dégager des fonds, comme l’ont fait récemment Elon Musk ou Jeff Bezos.
À lire > Cas Elon Musk, comment mieux taxer ce type de fortune boursière
Mais ce n’est pas tout : « Très souvent, les milliardaires financent leur train de vie par l’emprunt, explique le porte-parole d’Oxfam. Leurs actifs financiers leur permettent d’emprunter à des taux très faibles. Aux États-Unis, cela porte le nom de Buy, Borrow & Die. Pro Publica, un média d’investigation américain, a mis en évidence que les principaux milliardaires américains ne payaient presque pas d’impôt grâce à cette technique-là. »
Éco-mots
Buy, Borrow & Die (acheter, emprunter, mourir)
Technique de contournement fiscal pour éviter de payer de l’impôt sur les plus-values grâce à la technique « acheter, emprunter, mourir ». La première phase consiste à acheter des actifs financiers et immobiliers. La seconde d’utiliser ces actifs comme garantie pour emprunter à des taux d’intérêt considérablement inférieurs au taux d’imposition. Enfin, détenir ces actifs jusqu’au décès pour permettre aux héritiers de ne payer aucun impôt sur les gains en capital.
Le Buy, Borrow and Die en 1 minute 30 (en Anglais)
De la pédagogie à la démagogie ?
Dernier problème avec le rapport d’Oxfam : sa volonté de communication spectacle l’emporte parfois sur l’exactitude des propos.
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Dans son communiqué de presse l’ONG écrit par exemple : « De mars 2020 à octobre 2021, la fortune des milliardaires a augmenté de 236 milliards d’euros (soit une hausse de 86 %), une somme qui représenterait assez d’argent pour quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3 500 euros à chaque Français.e. »
Mais qu'est-ce que 236 milliards d'€ peuvent bien représenter ? 🤔 On a calculé ! — Oxfam France (@oxfamfrance) January 17, 2022 ]]>
On pourrait, avec cette somme titanesque :
👉 Quadrupler le budget de l’hôpital public
👉 Distribuer un chèque de 3500€ à chaque Français·e
Taxons les plus riches ▶️ https://t.co/YBrQC2ttou pic.twitter.com/yDuILmoyMa
Problème, c’est inexact. Impossible en effet de comparer un stock et un flux : un budget doit se renouveler tous les ans - et c’est un flux d’argent bien réel -, alors que le patrimoine est un stock, non renouvelable - et, répétons-le, en partie virtuel.
Interrogé sur cette citation du communiqué de presse, le porte-parole de l’ONG admet une maladresse. Il justifie la comparaison par le besoin de chiffrer tous ces milliards, flou pour le commun des mortels et promet : « L’objectif n’est pas de tromper les gens. »
Pour vaincre les inégalités : la succession, vraie question
Un sujet met d’accord l’ONG et la majorité des économistes : la nécessité de repenser la politique fiscale sur l’héritage.
« Il y a une chose dans le débat politique actuel qui me parait justifié, c’est le débat sur une plus forte taxation sur les successions, explique Alain Trannoy. On sait que depuis 20 ans, la part de l’épargne héritée (donation et succession), représente 50 % de l’épargne accumulée dans toute une vie. C’est un changement, il y a 40 ans, c’était 25 %. Il est clair que cela pose des questions en termes d’égalité des chances. »
Et cela concerne d’autant plus les très riches : 80 % des milliardaires français ont hérité de leur fortune, selon le Financial Times.
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