Cet article est extrait de notre magazine consacré aux super-pouvoirs économiques des politiques. À retrouver en kiosque et en ligne.
« Les erreurs de chiffres ? Tout le monde s’en fout. » Lâchée par un candidat à la présidentielle de 2022, cette petite phrase lui vaudrait sans doute un sacré « bad buzz » sur les réseaux sociaux. Rien de tel à l’époque de cette citation, puisqu’elle date de 1965.
Son auteur ? Le général de Gaulle, candidat à sa réélection et peu désireux de parler d’économie avec les électeurs. Ceux-ci ne lui en tiendront pas rigueur et il sera réélu le 19 décembre 1965 avec 55,4 % des voix.
Un demi-siècle plus tard, l’économie ne semble pas occuper beaucoup plus de place dans les discours des candidates et des candidats à l’Élysée. Pourtant, une fois leur programme ébauché, il faut bien décider comment les mesures promises seront financées. Ce travail de confrontation entre la volonté d’un candidat et le réel revient à des économistes.
Comme Isabelle This Saint-Jean : professeure d’économie à l’Université Sorbonne Paris Nord, elle est aussi secrétaire nationale du Parti socialiste, en charge des études. Elle a participé à l’élaboration du programme d’Anne Hidalgo et témoigne : « Il ne suffit pas de décider de mettre en place telle ou telle mesure, il faut la chiffrer et donc étudier les options possibles de mise en œuvre, en tenant compte de l’état des comptes publics. »
Par exemple, dans le cas du revenu pour les jeunes de moins de 25 ans voulu par Anne Hidalgo : faut-il mettre en place un revenu universel, accessible à tous sans autre critère que l’âge, ou bien un revenu conditionné à celui des parents ?
C’est le chiffrage de cette mesure qui permet d’en fixer les modalités et celles-ci déterminent le volume global de l’enveloppe à y consacrer. Bref, « faire de la politique, c’est faire des choix ! On ne peut pas satisfaire toutes les attentes en même temps, il y a des arbitrages à faire ».
Le packaging d’abord
Liêm Hoang Ngoc, économiste et maître de conférences à l’Université Paris 1, a lui aussi une très bonne connaissance de la « fabrication » des programmes politiques. Cet ancien député européen (PS jusqu’en 2014) a participé, en 2017, au chiffrage du programme du candidat de La France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon.
Plus récemment, il a également produit quelques notes pour l’ex-candidat Arnaud Montebourg. Liêm Hoang Ngoc évoque ces différentes expériences avec beaucoup de franchise : « Il y a cette idée, répandue dans l’opinion, que la confection des programmes des candidats à la présidentielle est parfaitement ficelée – mais pas du tout ! L’économiste est là pour essayer de légitimer les propositions du candidat, mais c’est un peu « l’intendance qui suit », pour reprendre la formule de de Gaulle. »
Une fois les mesures chiffrées, c’est le candidat qui tranche, c’est-à-dire, qui en garde certaines et jette les autres, au service de sa différence politique par rapport aux autres candidats et pour convaincre telle ou telle catégorie d’électeurs. « À nous, ensuite, de présenter tout cela de façon cohérente, même si le programme comporte des failles », glisse l’ancien élu.
Si les économistes n’ont donc pas le premier rôle dans la définition des programmes, ils sont tout de même entendus, à défaut d’être écoutés.
Alors comment expliquer que certains d’entre eux proposent parfois des solutions radicalement différentes à des problèmes identiques ? « Parce que la science économique n’est pas neutre, explique Liêm Hoang Ngoc. Si les économistes sont capables de se mettre d’accord sur le chiffrage du chômage, par exemple, ils vont avoir des grilles de lecture différentes pour l’expliquer et donc des solutions différentes pour le faire baisser. »
« L’économie, ce n’est pas la physique, renchérit Isabelle This Saint-Jean, et puis ce n’est pas un domaine fermé. Pour comprendre les enjeux économiques, il faut prendre en compte les questions sociales, culturelles, juridiques… Même si nous pouvons tous être d’accord sur la méthode comptable ou sur les grands mécanismes qui régissent l’économie, nous ne le sommes pas forcément sur l’esprit des solutions. »
« L’économie, c’est politique ! lance encore Liêm Hoang Ngoc. Je regrette que beaucoup de mes collègues n’aient pas la lucidité de reconnaître que quand on fait de l’économie, on fait de la politique. Trop d’économistes se présentent comme les techniciens d’une science neutre, ce qui contribue à une division du travail entre les économistes et les politiques, comme si ces derniers avaient le monopole de la chose publique. »
Le risque est donc grand de proposer des mesures qui ne tiennent pas la route d’un point de vue économique, comme le souligne en creux Xavier Ragot, président de l’Observatoire français des conjonctures économiques.
Mieux vaut rester flou…
Également professeur d’économie à Sciences Po, il explique que l’OFCE ne publiera pas, en 2022, de tableau macroéconomique comparatif des programmes des principaux candidats, comme il l’avait fait en 2017. En revanche, il proposera des analyses thématiques sur la dette, la protection sociale et l’environnement. « Les déclarations des candidats sont parfois trop floues pour être évaluées. Ils utilisent l’économie pour affirmer des valeurs, mais sans s’engager ni sur des montants ni sur des réformes », poursuit Xavier Ragot.
L’ironie, c’est qu’évaluer les programmes de tous les candidats pourrait conduire à pénaliser ceux d’entre eux qui ont vraiment fait l’effort de les chiffrer, au profit des producteurs d’effets d’annonce. Un comble !