Sociologie
Pourquoi on doit forcer les Français à se faire vacciner
On pourrait s’attendre à ce que les immenses bénéfices collectifs de la vaccination l’emportent aux yeux des citoyens sur ses faibles coûts individuels. Ce n’est pas le cas. Ils sont trop nombreux à juger que ce n’est plus nécessaire pour que la fin de la pandémie advienne.
Laurent Cordonier, Docteur en Sciences sociales, Université de Paris
© Pixabay
L’évolution de la vaccination contre le Covid-19 en France trace une courbe assez énigmatique. Entre le 1er janvier et la mi-mai 2021, le nombre d’injections quotidiennes de premières doses a augmenté de façon constante. Cette augmentation reflète celle de la disponibilité des doses et l’ouverture progressive de la vaccination à diverses catégories de la population. Le nombre de premières injections diminue un peu durant la fin du mois de mai et le début du mois de juin, puis s’effondre pour se stabiliser à un niveau très bas du début à la mi-juillet.
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La vaccination est alors relancée suite à l’allocution présidentielle du 12 juillet, au cours de laquelle Emmanuel Macron annonce qu’un pass sanitaire prouvant la vaccination ou, à défaut, faisant état d’un test négatif au Covid-19 sera exigé pour pouvoir prendre part à de nombreuses activités sociales.
40
millions de primo-vaccinés au 28 juillet 2021.
Comment expliquer la courbe particulière prise par la vaccination en France ? Des approches centrées sur les raisons individuelles d’agir peuvent nous apporter un éclairage intéressant.
Selon le sociologue Raymond Boudon (1934-2013), on peut comprendre les actions des individus en reconstruisant les raisons qu’ils ont d’agir comme ils le font. Une fois les actions individuelles ainsi comprises, il est alors possible d’expliquer un phénomène social en montrant comment il résulte de leur agrégation.
Quand la raison des uns nuit à tous
Dans un ouvrage de 1984, Raymond Boudon donnait cet exemple pour illustrer un point central de sa théorie sociologique : « Si une maladie infectieuse disparaît, chacun sera tenté d’éviter le désagrément de la vaccination. En conséquence, la maladie tendra à réapparaître. » Cet exemple vise à montrer que des actions basées sur de bonnes raisons pour les individus qui les produisent peuvent aboutir à créer une situation que personne ne voulait voir advenir. C’est en s’agrégeant les unes aux autres que des actions pourtant rationnelles peuvent aboutir à générer des effets non voulus.
Pour aller plus loin : La Place du désordre, R. Boudon (1984 [2004]), PUF
Cette approche permet d’apporter une hypothèse explicative à la chute du nombre d’injections à partir du mois de juin.
Reflux de la peur
À cette période, le Covid-19 est en nette régression en France. Il devient de plus en plus clair que la troisième vague de l’épidémie touche à sa fin. Voyant la maladie en train de disparaître, les individus ont moins de raisons de la craindre et, donc, de chercher à s’en prémunir par la vaccination.
D’autant plus que se faire vacciner présente un coût. Il faut en effet s’inscrire auprès d’un centre de vaccination et prendre le temps de s’y rendre le jour venu. De plus, les vaccins provoquent dans certains cas des effets secondaires désagréables (fatigue, fièvre, etc.).
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Dans l’esprit des individus, contre une maladie qu’ils pensent sur le point de disparaître, ces coûts de la vaccination, aussi faibles soient-ils, peuvent excéder ses bénéfices. Ils ne trouvent donc plus de raisons suffisantes d’aller se faire vacciner. Cela se traduit au niveau social par une baisse du nombre de nouveaux vaccinés, mais aussi par un retour probable de la maladie, faute de couverture vaccinale suffisante.
Évidemment, tout le monde aurait intérêt à éviter une reprise de l’épidémie, puisqu’elle impliquerait le retour de mesures contraignantes, sans parler de ses effets catastrophiques sur l’économie et la société. On pourrait donc s’attendre à ce que les immenses bénéfices collectifs de la vaccination l’emportent aux yeux des citoyens sur ses faibles coûts individuels. Tel ne fut pourtant pas le cas, puisque le nombre de nouveaux vaccinés s’effondra de juin à juillet.
Passagers clandestins
Il s’agit là d’un cas de paradoxe d’Olson, du nom de l’économiste Mancur Olson (1932-1998), qui formalisa ce phénomène au milieu des années 19601.
Ce paradoxe recouvre toutes les situations dans lesquelles, au sein de grands groupes sociaux, les individus peuvent bénéficier d’un bien commun, même s’ils ne participent pas à sa production.
Éco-mots
Personne qui bénéficie d’un avantage résultant d’un effort collectif, tout en y contribuant peu ou pas du tout.
C’est le cas ici, puisque les individus non vaccinés bénéficieraient au même titre que les autres d’un pays où le Covid-19 serait gardé sous contrôle grâce à une forte couverture vaccinale. Le paradoxe est que, dans ce genre de situations, le nombre d’individus – dits « passagers clandestins » – qui misent sur la possibilité de bénéficier du bien commun sans prendre part à sa production, est si grand que le bien en question n’est jamais atteint.
La chute du nombre de vaccinations de juin à juillet conduisait le pays vers une issue de ce genre : le bénéfice collectif attendu d’une forte couverture vaccinale ne serait pas atteint.
Pour éviter cette issue, le seul moyen est d’augmenter le coût individuel de l’inaction pour les « passagers clandestins ». C’est ce qu’a cherché à faire l’exécutif en rendant la vie des non vaccinés plus difficile, car obligés de se tester régulièrement pour avoir droit au pass sanitaire. La rentrée nous dira si cette stratégie visant à éviter un paradoxe d’Olson vaccinal sera payante.
1. Logic of Collective Action, M. Olson, 1965, Harvard University Press
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