Des drapeaux colorés flottent au milieu d’une marée humaine, bien déterminée à se faire entendre. Ce jeudi 19 janvier à Rennes, le rassemblement contre la réforme des retraites bat son plein, comme dans de nombreuses villes en France.
Rencontrée quelques minutes avant le départ du cortège, Dominique est notamment venue manifester contre l’allongement de l’âge légal, qui passerait de 62 à 64 ans. Cette ancienne salariée de l’éducation nationale, qui n’a pas réussi à obtenir une retraite complète, estime néanmoins que « le système par répartition est le meilleur des modèles. (...) Je vis aujourd’hui avec environ 1 500 € et les revenus d’un loyer ».
Satisfaite de sa situation, elle s’inquiète surtout pour son fils d’une trentaine d’années, qui a changé de voie et enchaîne les contrats courts, payés au Smic. Aura-t-il encore plus de mal à avoir une carrière complète que sa mère ?
Des carrières de moins en moins souvent linéaires
Pour y répondre, il faut avoir à l’esprit que cette notion est avant tout un cadre légal. Patrick Aubert, économiste à l'Institut des politiques publiques (IPP), en sait quelque chose : c’est l’un des spécialistes de la question en France. Pour lui, la carrière complète est d’abord « une convention qui définit à partir de quelle durée validée on a 100% d’une retraite ».
Celle-ci s’est complexifiée et a évolué avec le temps, passant par exemple de 37,5 à 42 ans en une quarantaine d’années. De facto, il faut travailler plus longtemps pour l’atteindre. « Il ne faut cependant pas oublier que notre système protège un certain nombre d’accidents de carrières. Cela ne concerne pas que le travail, mais inclut aussi des trimestres de chômage ou d’invalidité. »
En premier lieu donc, que dire du secteur professionnel : La situation est-elle plus simple pour un agriculteur que pour un avocat ? Pour Patrick Aubert, qui est aussi statisticien, il peut s’avérer compliqué d’analyser des carrières pas toujours linéaires. « Un individu donné n’est pas forcément attaché à un secteur toute sa vie. Quelqu’un peut être fonctionnaire à 40 ans, mais avoir travaillé auparavant dans le privé. »
Certains régimes spéciaux, dont celui des fonctionnaires justement, peuvent néanmoins sembler plus avantagés, car moins sensibles aux aléas du marché de l’emploi et aux soubresauts que peut connaître le privé.
Des différences entre hommes et femmes moins fortes qu’avant
Autre différence qui persiste, celle entre les genres. « Pendant longtemps, beaucoup de femmes ne travaillaient pas ou s’arrêtaient [avant l’âge légal], détaille l’économiste. À la fin des années 1920, [la carrière complète] concernait 80 % des hommes, contre 35 à 40 % pour les femmes. » Une différence qui s’est considérablement réduite au fil des générations. « Le système de retraite a progressivement inclus des reconnaissances de trimestres, explique-t-il. Dans les années 1970, on a par exemple commencé à octroyer des trimestres majoration de durée au titre des enfants. »
Si cet écart continue à diminuer aujourd’hui, c’est étonnamment parce que la part des hommes qui font une carrière complète se réduit. À cause de la complexité croissante à valider des trimestres, mais aussi parce que les générations nées à partir des années 1970 sont désormais confrontées au chômage de masse.
Chômage de masse et allongement des études
C’est là que la conjoncture économique entre en jeu. On pense par exemple à la crise financière de 2008 et à l’augmentation des personnes sans emploi qui s'ensuivit. « Dans une certaine mesure, le système des retraites amortit cet effet. Mais il ne le fait pas totalement, détaille Patrick Aubert. Le chômage est bien pris en compte quand il a lieu en milieu de carrière, sur des périodes courtes, bien enregistrées. Par contre, tout ce qui passe par la conjoncture économique, ce qui va retarder l’entrée sur le marché du travail, le chômage des jeunes, etc. cela ne sera pas totalement compensé. »
En évoquant la jeunesse, on pense aussi à l’allongement des études, avec la loi Berthoin de 1959, qui prolonge l'obligation scolaire jusqu'à 16 ans, puis l’accès de plus en plus large aux études supérieures. L’âge moyen de début de carrière est ainsi passé de 18-19 à 22-23 ans pour des personnes nées au milieu des années 1970. Mais l’économiste tempère : « Depuis, il n’y a plus de grosse évolution. Même s’il existe des phénomènes récents, comme par exemple l’effort pour développer l’apprentissage. Ce n’est pas impossible que ça ait un impact à l’avenir, mais nous avons encore peu de recul. »
Une carrière avec moins d'interruptions pour les plus diplômés
Enfin, Patrick Aubert va à l’encontre d’une manière binaire de penser les carrières en termes de diplômes. Dans le débat sur les retraites, « on a l’impression qu’il y a seulement les moins qualifiés, qui ont commencé à travailler tôt, et les autres qui arrivent plus tard sur le marché du travail. » Les carrières seraient linéaires, sans accroc, auraient simplement un début et une fin. Facile, de ce point de vue, de considérer que les premiers partent plus tôt à la retraite, au contraire des seconds.
Pour l'économiste c'est « une vision assez fausse ». Une autre façon de voir les choses , c’est de se dire qu’il y a d’abord « les très défavorisés, qui ont du mal à valider des trimestres et atteignent très rarement une carrière complète ; une grande classe moyenne avec des études de durée intermédiaire qui a une carrière plus linéaire, ceux qui partent à 60-62 ans ; et enfin les plus hauts salaires, qui entrent plus tard sur le marché du travail mais ne partent pas si tard que ça à la retraite finalement. »
Ces derniers disposent de ressources supplémentaires pour valider une carrière complète. « Les plus diplômés qui ont un risque plus faible que les autres de se retrouver au chômage. Ce qui leur permet de rattraper les autres, en ayant souvent une carrière sans interruption. »