La Première ministre, Elisabeth Borne, a donc décidé d’utiliser l’article 49.3 de la Constitution pour s’assurer que la réforme des retraites ne sera pas retoquée par l’Assemblée nationale.
Lors du Conseil des ministres qui a précédé cette décision lourde de sens, le président de la République, Emmanuel Macron, avait avancé un nouvel argument pour justifier le décalage de l’âge légal du départ de la retraite de 62 à 64 ans : « Je considère qu'en l'état, les risques financiers et économiques sont trop grands ».
Ainsi, l’orientation de la loi sur les retraites chercherait à rassurer les créanciers de l’État français – soit les marchés financiers et les agences de notation (qui évaluent les dettes souveraines pour les investisseurs). Paradoxalement, jusque-là, cette idée était avancée dans un sens péjoratif par les différentes oppositions à la réforme des retraites (« Emmanuel Macron obéit aux lois du marché néolibéral et en oublie l’intérêt des Français »). Il est donc très intéressant d’examiner la portée de cet argument : était-il nécessaire de mener cette réforme des retraites pour assainir les comptes publics ?
La France sous la menace de la hausse des taux directeurs
D’un strict point de vue théorique, l’argument d’Emmanuel Macron peut tout à fait s’entendre. L’État français est en déficit de 5 % du PIB en 2022 et, d’après la loi de finances pour 2023, avec une hypothèse de 1 % de croissance économique sur l’année 2023, il devrait le rester l’année prochaine (toujours à 5 % du PIB).
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L’État se trouve dans l’obligation d’emprunter sur les marchés financiers la différence annuelle entre les recettes et les dépenses publiques. L’État fait ainsi « rouler sa dette » : en émettant des bons du trésor, il emprunte sur les marchés financiers afin de financer l’écart entre ses recettes et ses dépenses publiques, ce qui lui coute le paiement d’un taux d’intérêt (la charge de la dette).
Ce taux d’intérêt dépend de la situation financière de l’État (déjà dégradée puisque la dette publique s’élève à 112 % du PIB) et des perspectives de croissance économique.
Or, justement, sur ce dernier point, le FMI trouve l’hypothèse de croissance économique du gouvernement trop optimiste : l’institution internationale prévoit plutôt une hausse du PIB de 0,7 % en 2023 et un déficit public de l’ordre de 5,4 % du PIB. On peut donc considérer qu’il est nécessaire d’envoyer des signaux de gestion « saine » des comptes publics aux marchés financiers et aux agences de notation, de façon à ce que les taux d’intérêts d’emprunts de l’État français ne montent pas dangereusement.
Une telle politique économique que l’on peut qualifier avec les économistes de « discipline de marché » apparait d’autant plus nécessaire que l’environnement macroéconomique a changé depuis la mi-2021 et la montée brusque de l’inflation. La BCE a donc du monter ses taux directeurs, ce qui s’est traduit par une remontée des taux d’emprunts pour l’État.
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Entre janvier et décembre 2022, il a vu son taux d’intérêt d’emprunt à 10 ans passer de 0,3 % à plus de 3 %. La charge de la dette publique se révèle donc beaucoup plus élevée qu’il y a seulement 18 mois.
Si les taux d’emprunts étaient si faibles, c’est que la BCE menait une politique d’achat massif de titres sur les marchés financiers, en particulier des titres de dettes publiques, permettant un aplatissement de la courbe des taux. Avec l’inflation, elle a mis un terme à ces mesures de quantitative easing, ce qui pose de nouveau la question de la soutenabilité de la dette publique française.
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Puisque la BCE n’achète plus de bons trésors, l’État français se trouve en tête à tête avec ses créanciers, qu’il conviendrait de rassurer pour éviter que la charge de la dette publique continue d’augmenter. Puisqu’un léger déséquilibre démographique doit se traduire par un déficit des comptes de retraites de 13,5 milliards d’euros en 2030, prendre des mesures dès aujourd’hui pour le combler est un moyen de réduire le « risque financier » de l’État(pour reprendre les mots du président de la République).
Un risque financier modéré
Quelques jours avant le déclanchement du 49.3, Emmanuel Macron avait également déclaré que « faire des économies de finances publiques n’est pas un mouvement spontané de la nation ». Sans doute. Mais n’est-ce pas aussi que l’État français a su, à juste titre, trouver les ressources financières nécessaires pour assumer sa politique du « quoi qu’il en coûte » lors de la crise du Covid-19.
Selon les déclarations d’Emmanuel Macron lui-même, ce sont 500 milliards d’euros qui ont été dépensés par les administrations publiques pour faire face aux conséquences de la diffusion du coronavirus. Il n’est pas question ici de remettre en cause la politique économique mise en place face à la crise du Covid-19 qui s’est avérée particulièrement efficace et qui a reçu les louanges du Prix Nobel d’économie américain Paul Krugman, mais d’indiquer qu’il est tout de même difficile pour l’opinion publique de comprendre que l’on demande aux actifs de travailler deux ans de plus avant la retraite pour régler une facture de… 13,5 milliards d’euros. D’autant qu’il n’existe pas de réel scénario de « faillite » des comptes de retraite – que ce soit à moyen ou long terme.
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Et que l’éventuel défaut de l’État n’est pas du tout une perspective crédible. Tout d’abord, le choc passé, les taux d’intérêts d’emprunt de l’État français sont à nouveau orientés à la baisse (à 2,61 % à 10 ans le 24 mars dernier). L'écart de taux d’intérêt (les spreads) avec l’Allemagne, soit l’économie la plus solide de la zone euro (et qui a des finances publiques « saines »), est relativement stable, ce qui signifie que les créanciers ont toujours une grande confiance dans la capacité de remboursement des administrations publiques.
Il ne faut pas occulter non plus que les taux d’intérêt d’emprunt de l’Etat français se situe à un niveau bien plus bas que l’inflation (à 6 % sur un an), aussi le placement de son épargne dans des bons du Trésor reste une véritable « aubaine financière ».
D'autres pistes de financement possibles
On peut également s’interroger sur d’autres sources du déficit public. Ainsi, force est de constater que les mandats d’Emanuel Macron se caractérisent par des mesures qui, tout en réduisant les recettes publiques, ne se traduisent pas la croissance économique attendue : la réforme de l’ISF, la flat-tax appliquée aux revenus du capital, la baisse des impôts de production et des cotisations sociales patronales etc. Autant de décisions qui, pour l’instant, ne débouchent pas sur « l’effet de ruissellement » espéré.
Il était donc tout à fait possible d’envisager de réduire le déficit programmé des comptes de retraite par une très légère hausse des impôts sur les grandes fortunes et/ou par une très faible augmentation des cotisations patronales. Ou encore de créer un impôt exceptionnel sur les « surprofits » !
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Emmanuel Macron ne l’a pas voulu. Mais si l’objectif était bien de rassurer les marchés financiers, on peut déjà se demander si ce n’est pas un échec… L’agence de notation Moody’s vient en effet officiellement et publiquement de déplorer le recours au 49.3 !