Pourquoi lui ?
Marco Guido Palladino est doctorant en économie à Sciences Po, chercheur associé à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead) et consultant à l’OCDE. Ses recherches portent principalement sur le marché du travail et les inégalités. En octobre 2022, il publie, avec Damien Babet (data scientist) et Olivier Godechot (sociologue), l’étude “In the Land of AKM : Explaining the Dynamics of Wage Inequality in France”, qui porte sur les inégalités salariales en France.
En matière de salaires, la France est-elle différente des autres pays ?
Marco Guido Palladino : Dans de nombreux pays développés comme les États-Unis ou l’Allemagne, les inégalités salariales ont explosé ces dernières années. Ce n’est pas le cas en France, où elles sont restées plutôt stables. Nous avons voulu savoir pourquoi. Rappelons d’abord que les entreprises jouent un rôle central dans cette dynamique. La hausse des inégalités provient en grande partie de ccelles qui existent entre les firmes.
Nos travaux montrent que les inégalités salariales ont été compensées en France par des politiques de redistribution. Les évolutions des cotisations sociales et du salaire minimum (SMIC) ont atténué les transformations structurelles du marché de l’emploi. Jusqu’en 2012, la croissance du SMIC a été supérieure à la croissance du salaire horaire médian. Le 1 % des salaires les plus bas a connu une évolution très proche de celle du SMIC.
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De l’autre côté de la distribution, les salaires les plus élevés (les 10 % et les 1 % au sommet) ont connu une évolution plus heurtée et moins rapide que le salaire médian, jusqu’en 2015. Jusque vers 2013, la réduction des inégalités de salaires apparaît largement déterminée par la croissance du SMIC, dont les effets se sont conjugués à l’augmentation de l’effet redistributif des prélèvements obligatoires sur les revenus du travail.
Redistribution sociale
La redistribution des revenus est une politique qui vise à réduire les inégalités de revenus à travers des mécanismes de transferts sociaux (prestation, allocation...). Son objectif est de réduire les écarts de revenu entre les ménages d'une même société.
Malgré cela, l’Hexagone a bel et bien connu les mêmes mécanismes d’accroissement des inégalités que les autres pays du monde. Où se logent ces inégalités communes à tous les pays ?
Les inégalités se sont creusées entre les entreprises et cela s’explique par un effet d’appariement (ou de sorting). Les salariés à haut salaire se retrouvent de plus en plus dans les mêmes entreprises, celles qui paient le mieux. Cela explique 12 % des inégalités salariales. Autrement dit, ces inégalités diminueraient si les entreprises les plus rémunératrices, les plus productives, étaient accessibles à tous.
On constate un phénomène de ségrégation : les salariés de même niveau de salaire et de compétences égales travaillent de plus en plus les uns avec les autres. C’est lié à la démographie au sein des entreprises.
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La population, à l’intérieur des entreprises, a-t-elle évolué ces dernières années ?
Notre étude montre que les entreprises les plus rémunératrices ont augmenté leurs effectifs au fil du temps, tout en modifiant leur composition : elles se sont spécialisées dans des professions à plus forte valeur ajoutée (ingénieurs, etc.).
Dans le même temps, les entreprises nouvellement créées proposent plus souvent des salaires bas. Cela pourrait être lié à l’externalisation accrue, par certaines entreprises, des tâches à faible valeur ajoutée.
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Notre étude confirme une polarisation dont on entend déjà beaucoup parler : le marché de l’emploi a changé, au détriment des emplois situés au milieu de la distribution des qualifications et au profit des plus qualifiés. Cela est dû principalement à l’efficacité technologique croissante des processus productifs.
Polarisation de l'emploi
La polarisation fait référence à une déformation de la structure des emplois en faveur à la fois des métiers hautement qualifiés (bien payés) et des métiers peu qualifiés (mal payés). Il en résulterait une érosion des métiers situés au milieu de la distribution des salaires, donnant crédit au thème de la « disparition de la classe moyenne ».
Pour arriver à ces conclusions, vous avez utilisé une méthode inédite…
Nous nous sommes tout d’abord appuyés sur le modèle de référence AKM. Ce sigle vient des trois chercheurs Abowd, Kramarz et Margolis qui, en 1999, ont testé cette méthodologie sur les premières données administratives françaises. Elle est très largement utilisée dans la recherche depuis.
Mais pour obtenir des résultats robustes, nous voulions étudier un panel complet et pas seulement des échantillons, qui sont moins précis. Nous avons donc retrouvé les rémunérations de tous les salariés du privé entre 1994 et 2020 à partir des données de la Sécurité sociale.
Nous avons finalement reconstitué leurs mouvements d’un employeur à l’autre, grâce à un code que nous avons créé. Il s’agit d’un gros travail de chaînage que beaucoup de chercheurs voulaient mener jusqu’alors et dont l’outil statistique, inédit, est désormais accessible au public.
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