Economie
Salaires : les dessous de la grande bataille
Sélection abonnésFace à l’inflation, l’État arbitre un puissant affrontement sur les salaires. La brusque flambée des prix conduit les salariés à réclamer de fortes hausses pour préserver leur pouvoir d’achat. Les entreprises, elles, veulent préserver au maximum leurs marges. Une négociation souvent inégale entre acteurs privés dans laquelle l’État est contraint d’intervenir.
Yves Adaken
© Alexandra BONNEFOY/REA
Le feu couve toujours. Le débat et la mobilisation sociale ont beau s’être reportés sur l’âge de la retraite, l’inflation n’a pas disparu et les revendications salariales non plus. Elles ont été à l’origine, à l’automne dernier, d’un nombre record de grèves dans les entreprises, y compris des PME, et de quatre journées de manifestations interprofessionnelles.
Le problème se résume à une équation simple. À la fin du troisième trimestre de l’année dernière, au plus fort de la contestation sociale, la hausse des prix atteignait 6,2 % sur un an. Mais le salaire moyen de base n’avait progressé que de 3,7 %. Le salaire nominal – le montant sur la fiche de paie – affichait bien une augmentation, mais le salaire réel – une fois retirée l’inflation – accusait un recul de 2,5 % !
Une perte nette de pouvoir d’achat d’autant plus sensible que le coût de certaines dépenses incompressibles a flambé en 2022 : +23 % pour les prix de l’énergie ; +12,2 % pour le Caddie au supermarché, selon l’Insee.
Le feu couve toujours. Le débat et la mobilisation sociale ont beau s’être reportés sur l’âge de la retraite, l’inflation n’a pas disparu et les revendications salariales non plus. Elles ont été à l’origine, à l’automne dernier, d’un nombre record de grèves dans les entreprises, y compris des PME, et de quatre journées de manifestations interprofessionnelles.
Le problème se résume à une équation simple. À la fin du troisième trimestre de l’année dernière, au plus fort de la contestation sociale, la hausse des prix atteignait 6,2 % sur un an. Mais le salaire moyen de base n’avait progressé que de 3,7 %. Le salaire nominal – le montant sur la fiche de paie – affichait bien une augmentation, mais le salaire réel – une fois retirée l’inflation – accusait un recul de 2,5 % !
Une perte nette de pouvoir d’achat d’autant plus sensible que le coût de certaines dépenses incompressibles a flambé en 2022 : +23 % pour les prix de l’énergie ; +12,2 % pour le Caddie au supermarché, selon l’Insee.
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Salaire d’équilibre
Dans l’analyse néoclassique, le salaire d’équilibre est celui pour lequel l’offre et la demande de travail sont égales. Il est aussi censé s’établir au niveau de la productivité marginale du travailleur. Fixé par l’État en dehors de critères strictement économiques, le SMIC a pour vocation de fournir un niveau de vie minimum que le marché ne garantit pas. La philosophie des allègements de charges vise d’ailleurs à rétablir le salaire comme signal prix du marché. Il existe de nombreuses théories expliquant les exceptions au salaire d’équilibre : théorie de la discrimination (des femmes, notamment), théorie du salaire d’efficience supérieur au marché pour attirer les talents et inciter à la productivité, etc.
Qui va payer le coût supplémentaire ?
La difficulté, avec l’inflation, c’est que « l’entreprise a elle-même des coûts qui augmentent, explique Héloïse Petit, économiste au Cnam. Il y a donc un enjeu de répartition : qui va payer le coût supplémentaire ? Soit le consommateur, par une hausse des prix. Soit le salarié, par une baisse de sa rémunération réelle. Soit l’entreprise, par une baisse de ses marges, avec, à la clé, un recul de l’investissement ou de la rémunération du capital ».
Reste à savoir, pour les salariés, comment conduire leur employeur à arbitrer en leur faveur. Tous n’ont pas le même pouvoir de négociation. L’impact d’une grève n’est pas le même suivant la taille de l’entreprise et le secteur d’activité. Le blocage des raffineries de TotalEnergies, cet automne, a par exemple provoqué des pénuries de carburant dans tout le pays, forçant le géant français du pétrole à lâcher du lest. À l’inverse, les salariés d’une TPE n’auront pas l’occasion de voir les plus hautes autorités du pays se mobiliser dans leur conflit.
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Boucle prix-salaires
Pour certains syndicats tels que la CGT, la meilleure façon de protéger le pouvoir d’achat des salariés, quels que soient leurs moyens de pression, serait d’aligner automatiquement les salaires sur les prix, comme en Belgique.
Cette « indexation des salaires sur l’inflation » a nourri un intense débat, y compris politique. « Si on met toute la chaîne des salaires sur indexation automatique, on entretient la hausse des prix, par une boucle prix-salaires et on ne l’arrête plus », a répondu le chef de l’État Emmanuel Macron. Il a en revanche appelé « toutes les entreprises qui le peuvent à augmenter les salaires ».
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Boucle prix-salaires
Quand les salaires augmentent, il s’ensuit une hausse des coûts de production pour les entreprises qui se répercute sur les prix de vente. Face à l’inflation des biens et services à la consommation observée et anticipée, les salariés négocient une nouvelle hausse de salaire qui provoque les mêmes effets. Il y a ainsi, dans cette boucle prix-salaires, une inflation auto-entretenue.
De fait, avant de se jouer sur des piquets de grève ou dans la rue, la bataille des salaires se déroule dans le cadre des négociations collectives des lois Auroux de 1982. Au niveau de l’entreprise, tout d’abord, chaque entité d’au moins 50 salariés ou comptant un délégué syndical est tenue d’organiser des Négociations annuelles obligatoires (NAO) sur les rémunérations.
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En réalité, en l’absence de sanctions, à peine 50 % des entreprises en organisent, surtout les plus grosses, qui disposent de DRH structurées. Début février, Renault a ainsi accordé une hausse de 7,5 % de sa masse salariale, dont 4 % d’augmentations générales, 1 % d’augmentations individuelles et 2,5 % de primes de soutien au pouvoir d’achat.
« Tout s'est joué dès le début 2022 »
Parallèlement aux NAO, les employeurs sont également incités à organiser des entretiens professionnels individuels. Mais là encore, la pratique concerne surtout les grandes entreprises. Et elle touche particulièrement les cadres. Pour ces derniers, « la bataille des salaires s’est jouée dans les entretiens individuels dès le début 2022, relève Héloïse Petit. C’est là qu’ils ont pu faire passer leurs revendications. »
Une possibilité à laquelle n’ont pas accès les travailleurs, moins qualifiés et moins payés. D’où l’importance des discussions au niveau des quelque 300 branches d’activité qui concernent 97 % des salariés français.
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Chaque année, des négociations entre représentants patronaux et syndicaux définissent les salaires minimums de milliers de métiers en fonction de la qualification et de l’expérience. Selon une note de la Banque de France, près de 150 branches ont revu en 2022 des accords qui venaient d’être signés fin 2021 ou en début d’année.
Vingt-cinq ont même revalorisé ces salaires à deux reprises. Au final, les hausses négociées ont été en moyenne de 5 % (contre 3 % initialement). « Cela n’a pas permis une compensation complète de l’inflation, commente Héloïse Petit. Mais vu son niveau, c’est déjà pas mal d’avoir obtenu ça. »
Un pouvoir de négociation en baisse ?
Certaines théories mettent l’accent sur le salaire comme fruit de négociations entre travailleurs et employeurs. Elles lient la relative stabilité, voire la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, à une baisse de ce pouvoir de négociation collectif. Une des raisons viendrait de la perte d’influence des syndicats.
De fait, en France, le taux de syndicalisation est tombé à moins de 10,3 % en 2019, et même 7,8 % dans le secteur privé. D’autres économistes soulignent l’existence de situations locales de monopsones – notamment dans la distribution –, où un employeur en position de monopole peut dicter le niveau de salaires.
Quid du SMIC ?
« Les augmentations de salaires, ce n’est pas l’État qui en décide », avait encore affirmé Emmanuel Macron pour justifier son refus de l’indexation. C’est oublier un peu vite que l’État fixe un salaire minimum depuis 1950.
Indexé sur l’inflation, le SMIC a été revalorisé à quatre reprises en 12 mois, passant de 1 603 euros à 1 709 euros mensuels pour un temps plein. La hausse est de 6,6 % pour quelque 2,5 millions de personnes payées au SMIC horaire (14,5 % des salariés).
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Aide versée aux personnes sans emploi en échange d’un engagement à se réinsérer. Elle ne nécessite pas d'avoir cotisé pour l'obtenir.
Mais son impact va au-delà de cette population. « Le SMIC a clairement été moteur de l’augmentation des minima de branche », indique ainsi Heloïse Petit. Et il tend à pousser à la hausse les salaires légèrement supérieurs à son niveau. Principal instrument de la politique salariale de l’État, le SMIC est jugé trop élevé par les employeurs et pas assez pour les syndicats.
Face à cette double critique, les gouvernements successifs ont donc mis en place des politiques d’allègement de charges sociales pour baisser le coût du travail sur les bas salaires. Et ils ont instauré des compléments de salaires pour travailleurs pauvres, comme la prime d’activité ou le RSA activité, et des dispositifs plus étendus pour faire face à l’inflation, comme les Chèques énergie. On est loin du fameux « salaire d’équilibre » de la théorie néoclassique…
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Comparés aux dividendes…
Si la bataille des salaires est exacerbée par l’inflation, elle fait l’objet d’un débat récurrent sur le partage de la valeur ajoutée entre salariés et détenteurs du capital. Bien que cette répartition soit relativement stable en France depuis 30 ans, il n’est pas facile de justifier que les salaires augmentent peu quand les dividendes ont quadruplé sur la période.
La publication des salaires des dirigeants du CAC 40, en hausse de 52 % en 2021 par rapport à 2019, selon le cabinet Proxinvest, suscite tout autant d’incompréhension.
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Conscient du caractère inflammable de ces polémiques, le gouvernement multiplie les dispositifs pour inciter les entreprises à mieux partager les profits. C’est le cas de la « prime Macron », défiscalisée, instaurée en 2019 et rebaptisée l’été dernier « prime de partage de la valeur ». Ou des propositions récentes de « dividende salarié » et de « super-participation » en cas de bénéfices exceptionnels.
Reste que tout cela ne résout pas le problème de fond. « Si les salaires progressent très peu depuis des années, c’est largement dû au fait que la productivité est très faible », résume ainsi l’économiste Bertrand Martinot lors d’un débat sur BFM Business. « Or ce sont les gains de productivité qui font les salaires. Un déficit d’efficacité globale qui renvoie à la désindustrialisation et à la formation. » Autrement dit, des problèmes encore plus compliqués à résoudre que l’inflation…
Partage de la valeur : les salariés français plutôt favorisés
Pour augmenter les salaires, il faut pouvoir augmenter le montant prélevé sur la richesse produite par les entreprises. Autrement dit, sur leur valeur ajoutée. À savoir la différence entre ce qu’une entreprise produit et les achats de biens et services qu’elle utilise.
Le partage de la valeur ajoutée entre ce qui revient au travail et ce qui revient au capital serait donc la clé pour comprendre les évolutions de salaires. Une littérature économique abondante – y compris d’institutions comme le FMI ou l’OCDE – a longtemps validé le constat d’une baisse globale de la part du travail dans les pays développés.
Une part du travail relativement stable
Problème, ce constat ne s’applique pas à la France (il est même aujourd’hui contesté en dehors du cas des États-Unis). Si la part du travail a bien enregistré une chute de 10 points entre 1982 et 1988, dans la foulée de la désindexation des salaires, elle est depuis relativement stable, selon toutes les études.
Aucune déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment du travail. Éric Dor, directeur des études économiques de l’IÉSEG, à partir de calculs originaux sur la valeur ajoutée nette, observe même que la part de « la rémunération des salariés a augmenté tendanciellement de 1988 à 2021 » et « très légèrement entre 2012 et 2021 ».
Cette même année, la part du salaire « super brut » (incluant les cotisations sociales payées par les salariés et les employeurs) atteignait 82,5 % de la valeur ajoutée nette. Elle était supérieure en France à celle de tous les autres pays de l’Union européenne.
Rémunérer les facteurs de production
Reste que si les salaires se taillent la part du lion dans la valeur ajoutée, la taille du gâteau à se partager tend à se réduire. Selon une note du Trésor de janvier 2019 portant sur sept pays de l’OCDE, la part de la croissance du PIB pouvant servir à rémunérer les facteurs de production est en effet passée de 1 point de PIB par an dans les années 1990 à 0,5 point dans les années 2000 En cause, un affaiblissement des gains de productivité.
À noter qu’en France, la part de ce « surplus distribuable » captée par le travail a représenté 0,7 point de PIB en moyenne par an entre 1995 et 2015 tandis que celle du capital a été négative de 0,1 point.
Cet article est issu de notre numéro consacré aux salaires, bientôt disponible.
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