Joseph Stiglitz : « Le niveau d'inégalités est un choix politique »
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Pour le prix Nobel d’économie 2001, la concurrence et la fiscalité sont des leviers puissants contre les inégalités, à condition d’être programmés à cette fin par l’État. Les déficiences en matière d’héritage, d‘éducation et de santé, surtout aux États-Unis, sont également à blâmer.
Maxime Hanssen et Clément Rouget
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Illustration : Riki Blanco.
Pour l’Éco. Quels sont les moyens les plus efficaces pour réduire les inégalités ?
Joseph Stiglitz. La concurrence est une clé. Les situations de monopole de certains grands groupes, les nombreuses distorsions de concurrence à l’œuvre, la recherche de la rente qui découle de ces positions dominantes et l’exploitation des salariés pauvres par certaines entreprises sont autant de mécanismes qui ont accéléré l’augmentation des inégalités.
Ces dysfonctionnements ont rendu moins fonctionnel et moins compétitif le marché, sans apporter plus de croissance. Ces instruments ont été au service des puissants, des ultra-riches. Mais il n’existe pas de baguette ni de politique publique magique.
Ce qui est sûr, c’est qu’il faut changer les règles du jeu. Pour que le marché fonctionne vraiment, il faut une concurrence réelle, un bon échange d’information entre les parties, sans que l’une n’essaie de profiter de l’autre. Les revenus du travail pourraient alors être mieux valorisés par rapport à ceux du capital. S’attaquer à ces causes, c’est travailler à la réduction des inégalités et, in fine, renforcer la performance de l’économie.
Illustration : Riki Blanco.
Pour l’Éco. Quels sont les moyens les plus efficaces pour réduire les inégalités ?
Joseph Stiglitz. La concurrence est une clé. Les situations de monopole de certains grands groupes, les nombreuses distorsions de concurrence à l’œuvre, la recherche de la rente qui découle de ces positions dominantes et l’exploitation des salariés pauvres par certaines entreprises sont autant de mécanismes qui ont accéléré l’augmentation des inégalités.
Ces dysfonctionnements ont rendu moins fonctionnel et moins compétitif le marché, sans apporter plus de croissance. Ces instruments ont été au service des puissants, des ultra-riches. Mais il n’existe pas de baguette ni de politique publique magique.
Ce qui est sûr, c’est qu’il faut changer les règles du jeu. Pour que le marché fonctionne vraiment, il faut une concurrence réelle, un bon échange d’information entre les parties, sans que l’une n’essaie de profiter de l’autre. Les revenus du travail pourraient alors être mieux valorisés par rapport à ceux du capital. S’attaquer à ces causes, c’est travailler à la réduction des inégalités et, in fine, renforcer la performance de l’économie.
La concurrence est-elle le seul levier ?
Non, les politiques fiscales sont un autre instrument à actionner. Aux États-Unis, nous avons un système d’imposition régressif : les très riches paient un impôt sur le revenu plus faible que les 50 % les plus pauvres. Une grande fortune américaine a déclaré récemment qu’elle payait moins d’impôts – en pourcentage – que sa secrétaire. Ce n’est pas acceptable.
Peuple, pouvoir & profits
Joseph Stiglitz
Joseph Stiglitz, économiste américain, professeur à l’université Columbia (New York), est lauréat du prix Nobel d’économie (2001), récompensé pour ses travaux sur les marchés avec asymétrie d’information. Il appartient au courant des « nouveaux keynésiens » qui ont introduit dans la problématique macroéconomique keynésienne l’étude des comportements individuels. Auteur prolifique, il vient de publier Peuple, pouvoir & profits (éd. Les liens qui libèrent).
Faut-il éliminer les inégalités à tout prix ?
Aucune société ne peut éliminer toutes les inégalités. Une économie fonctionne grâce à des incitations qui donnent la possibilité aux individus d’avancer, de progresser, de s’élever. Sans différence – notamment de revenus –, cette économie ne pourrait pas fonctionner. Supprimer toutes les inégalités serait impossible, c’est un faux débat.
Ce sont les inégalités extrêmes qu’il faut éliminer.
Quelles incidences ont-elles sur la société ?
Le lien entre les inégalités économiques et la politique est fort. Aux États-Unis, par exemple, le financement privé est omniprésent dans les campagnes électorales. Une fois élus, les responsables n’orientent pas leurs politiques économiques vers des domaines comme la recherche ou la technologie – porteurs de croissance et d’emplois – mais vers les intérêts privés des grandes entreprises qui ont financé les campagnes. Ces mécanismes rejaillissent forcément sur la vitalité démocratique d’un pays.
Vous semblez impliquer que les États-Unis ont atteint un point de bascule…
Le niveau d’inégalité que nous connaissons aujourd’hui aux États-Unis est extrême. Après une hausse progressive ces dernières années, nous pouvons dire que nous affrontons une véritable crise des inégalités. Ces inégalités extrêmes ont un coût très élevé pour nos sociétés. Leurs réductions doivent être la priorité absolue des gouvernements.
Aux États-Unis, certaines inégalités moins visibles ont également des conséquences.
L’héritage des avantages et des désavantages d’une génération à l’autre est vraiment préoccupant. C’est une inégalité majeure qui a des conséquences en cascade, particulièrement dans le domaine de l’éducation.
Les États-Unis ont connu ces dernières décennies un renforcement de la ségrégation économique : les enfants de riches vivent à un endroit, ceux des pauvres à un autre. Les premiers fréquentent des écoles à enseignement de qualité quand les seconds étudient au sein d’établissements de seconde zone.
Notre système ne propose pas les mêmes chances scolaires à tous nos enfants. C‘est d’autant plus problématique que notre pays est sans doute celui où la corrélation entre niveau de revenus et niveau d’éducation est la plus forte au monde. Or, une bonne éducation permet d’offrir des opportunités de vie. C’est donc une étape cruciale pour réduire, à terme, les inégalités économiques.
Les inégalités ne sont pas le résultat de lois économiques, mais bien l’expression de décisions humaines et de choix politiques.
Joseph Stigltitz
Economiste américain
Quelles sont les autres manifestations des inégalités ?
La santé et la protection sociale sont à prendre sérieusement en considération. Ce n’est pas uniquement une question sociale, c’est un enjeu économique.
Prenons l’exemple d’un travailleur américain : contrairement à ce qui se passe en France, si mon compatriote tombe malade et n’est pas en mesure de travailler, il ne percevra pas d’argent, sauf s’il a souscrit un contrat auprès d’une assurance privée. Mais de nombreux Américains ne sont pas en mesure de payer ce service.
Sans rémunération, il peut tomber en « faillite personnelle » du seul fait d’être malade. Sa contribution à l‘économie sera ensuite limitée.
Vous en déduisez quoi ?
En ne travaillant pas à la réduction des inégalités, d’abord au niveau générationnel, puis à l’accès à l’éducation et à la santé, nous gâchons notre capital économique essentiel : le capital humain.
Finalement, quels sont les pays les plus efficaces dans la réduction des inégalités ?
Les pays scandinaves ont le plus faible niveau d’inégalités et le plus haut niveau d’opportunités socio-économiques.
Sur le continent nord-américain, le Canada fait beaucoup mieux que les États-Unis en termes d’égalité des chances. Pourtant, nos deux pays sont similaires en bien des points.
C’est très important de mettre en lumière la situation de notre voisin, car cela permet de démontrer qu’un système plus vertueux peut fonctionner ailleurs qu’en Scandinavie, une région que d’aucuns estiment être « un monde à part ».
Ces réussites soulignent bien que les inégalités ne sont pas le résultat de lois économiques, mais bien l’expression de décisions humaines et de choix politiques.
Interview réalisée aux Journées de l'économie, à Lyon, le 6 novembre 2019.
Comment réduire les inégalités ? Notre entretien avec Joseph Stiglitz