Après l’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019, ils ont été parmi les premiers au chevet de la cathédrale. « Dix jours après la catastrophe, nous commencions des travaux de sécurisation et de consolidation avec le renforcement des arcs-boutants et le confortement des voûtes », explique Régis Deltour, président de Mollard Deltour, entreprise savoyarde spécialisée dans la taille de pierre. En deux ans, sa société de huit personnes aura mené deux missions de ce type auprès de l’édifice.
« On a monté une équipe spéciale du jour au lendemain. Le niveau technique que requiert ce chantier exceptionnel est stimulant, surtout dans l’urgence », relate l’entrepreneur. Néanmoins, Mollard Deltour n’a pas prévu d’y renvoyer ses équipes pour l’instant, car le fonctionnement d’un tel chantier est complexe et requiert du temps, de l’énergie et des bras.
Or, la profession en manque cruellement. « Nous avons des offres d’emploi qui datent d’il y a trois ans et qui n’ont reçu aucune candidature, ou très peu, appuie Régis Deltour. Aujourd’hui, j’en suis à réduire mon activité pour ne pas perdre en qualité d’exécution, et donc à allonger mes délais. »
Voie de garage ou voie royale ?
Dans les centres de formation, le constat est le même. « Nos CFA (Centres de Formation d’Apprentis) peinent à se remplir, alors que les carnets de commandes des entreprises sont pleins, relève Yann Le Bihan, responsable de l’Institut supérieur de recherche et de formation aux métiers de la pierre des Compagnons du Devoir. Depuis la crise sanitaire, beaucoup de propriétaires privés se sont réintéressés à leur patrimoine et l’activité de nos métiers a augmenté. Nous avons encore plus besoin de professionnels qualifiés qu’avant. »
Mais le désamour des jeunes à l’égard du métier de tailleur de pierre, et plus généralement envers les métiers manuels, est manifeste. « En plus, le niveau des diplômés a baissé ces dernières années. Il faut que l’Éducation nationale valorise nos filières professionnelles, le plus tôt possible, pour qu’elles ne soient plus considérées comme des voies de garage, mais comme une voie royale », renchérit Régis Deltour.
Lire aussi > Qui choisit le lycée professionnel ? Duel de jugements sur l’orientation
C’est la mission que s’est donnée Gabrielle Légeret, présidente de l’association De l’or dans les mains. Elle permet notamment à des artisans professionnels d’intervenir dans les collèges plusieurs heures dans l’année pour faire découvrir leur art ; 1 500 élèves en ont profité en 2022-2023 et l’opération va monter en puissance dès la rentrée avec le plan métiers d’art. Une vraie nécessité, selon Gabrielle Légeret, car « 65 % de nos bénéficiaires ne connaissaient pas ces métiers artisanaux avant qu’ils leur soient présentés. Ces métiers ne font plus partie de leur imaginaire ».
Cathédrale plus intelligence artificielle
« La communication de notre profession n’est pas à la hauteur, concède Yann Le Bihan. On imagine le tailleur de pierre au pied des cathédrales, mais nous ne faisons pas que de la restauration. La marbrerie, la création d’ouvrage courant (comme des escaliers intérieurs) ou l’aménagement extérieur font aussi partie de nos savoir-faire. »
Qui plus est, les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle se développent dans la taille de pierre, que ce soit pour la conception ou la transformation. « Cela peut attirer de nouveaux profils, mais encore faut-il faire savoir que ces innovations existent. » Bien sûr, le métier reste physique et difficile, mais les entreprises agissent pour réduire la pénibilité.
La société Mollard Deltour propose à ses équipes un week-end de 3 jours tous les 15 jours. Les salaires sont aussi plus intéressants : « En début de carrière, un salarié peut espérer gagner 1 800 euros net, et vite monter à 2 300. » Et puis « la proportion de femmes dans la taille de pierre est supérieure à celle que l’on trouve dans le bâtiment en général », assure Yann Le Bihan.
Lire aussi > Augmenter les salaires pour en finir avec la pénurie de main-d’œuvre, est-ce suffisant ?
Un tailleur sachant tailler
Les professionnels espèrent que la mise en valeur de leur savoir-faire à travers le chantier de Notre-Dame permettra de susciter des vocations. Chez les Compagnons du Devoir, un léger effet s’est fait sentir. « À la rentrée 2018, nous comptions 120 nouveaux apprentis en taille de pierre. En 2019, après l’incendie, ils étaient 150. En 2022-2023, ils étaient 134, dont 40 qui avaient déjà suivi d’autres formations », précise Yann Le Bihan. L’évolution est notable, mais ne permet pas de répondre aux besoins de la profession, d’autant plus « qu’il faut environ une dizaine d’années pour former un bon tailleur de pierre », estime Régis Deltour.
Les formations s’adaptent. Le lycée des métiers Thomas Pesquet de Coutances (Normandie), par exemple, ne propose plus depuis cette rentrée de CAP taille de pierre en deux ans : le diplôme se fait désormais en un an et est uniquement accessible aux personnes déjà diplômées d’un autre CAP.
« Nous visons désormais un public plus âgé que des élèves sortant du collège, et qui songe à une reconversion professionnelle. Nous n’avons trouvé que cette solution pour maintenir cette formation que nous sommes les seuls à proposer dans notre région », justifie Nicolas Gallien, directeur délégué aux formations professionnelles et technologiques du lycée. Mais les 12 places de la formation sont loin d’être pleines.
Lire aussi > Pénurie de main-d’œuvre : quels sont les métiers sous tension ?
Le débat est vif sur le contour des formations. Régis Deltour reste un adepte de la formation classique : « Plus le métier est appris tôt, mieux c’est. En se formant jeune, on acquiert les ''instincts réflexes''. Les gens déjà formés vont trop réfléchir à chaque étape. » Yann Le Bihan tempère : « Tous les profils ont leur mérite, favorisons les chances de chacun. » Et surtout, permettons aux entreprises de pouvoir enfin recruter.