1. Accueil
  2. Politique économique
  3. Inégalités
  4. Travail au noir, patron, dealeuse, baby sitter... Qui se cache derrière l’économie informelle ?

Politique économique

Travail au noir, patron, dealeuse, baby sitter... Qui se cache derrière l’économie informelle ?

Derrière le qualificatif « informel » se cachent des parcours très différents. Du petit patron qui travaille au noir pour survivre à la multinationale qui pratique l’évasion fiscale en passant par la trafiquante de cannabis ou l’ado baby-sitter, les fins et les moyens n’ont rien à voir. Ce qui les réunit, c’est la volonté de se jouer des règles.

,

© Axel Portalupi

De vous à moi, nos premiers petits boulots sont rarement déclarés, non ? Qui n’a jamais gardé les enfants des voisins ou tondu leur pelouse pendant les vacances en échange d’un petit billet ? Qui ne s’est jamais retrouvé à faire de petits extras, en marge de ses études, pour mettre du beurre dans les épinards ? Parmi les ménages ayant employé une personne pour garder leurs enfants ou les aider dans leurs devoirs, 60 % 1 admettent avoir fraudé en dissimulant soit une partie des heures effectuées, soit une partie des sommes versées.

Dans toute économie, les échanges sont d’abord informels avant de se régulariser. Cela s’est vérifié tout au long de l’Histoire : les premières transactions marchandes échappaient au registre et donc à l’impôt. La fraude fiscale était pratiquée en Chine 10 000 ans avant notre ère. Partout, l’économie informelle a émergé en réaction à l’organisation sociale des échanges marchands par des institutions contraignantes au service d’une autorité centrale.

economieinformellemonde.png

Source : « Undestanding informality », C. Elign, M.A. Kose, F. Ohnsorge and S. Yu, Centre of Economy Policy Research, 2021.

En économie et en sociologie, les chercheurs ont commencé à s’intéresser au phénomène de l’économie informelle dans les années 1980, suite aux chocs pétroliers des années 1970 : pour le sociologue Pierre Rosanvallon, c’est dans les moments de crise que l’économie souterraine se développe, agissant comme un amortisseur conjoncturel. À la fin des Trente Glorieuses (1945-75), pendant que l’économie officielle ralentit, une autre économie, domestique, communautaire et associative, progresse, ce qui a poussé le mouvement féministe à créer la notion de travail domestique et de répartition sexuelle des tâches au sein de la famille.

Cette économie informelle, parfois qualifiée d’ « économie autonome », n’a rien à voir avec l’« économie occulte ». Les deux ont été théorisées par Pierre Rosanvallon. La première regroupe des activités non marchandes : travail domestique, services de voisinage, bénévolat dans le cadre associatif. Réalisée au sein d’un cercle restreint et sans concurrencer l’économie officielle, elle permet à toute une frange de la population d’accéder à certains biens et services alternatifs. Et ceci « de façon plus économique et socialement plus satisfaisante », ajoute Jérôme Heim2, sociologue à la Haute école de gestion Arc/HES-SO de Neuchâtel en Suisse. Mais en réalité, cette économie n’est pas si autonome que ça tant elle est « intimement dépendante » de l’économie formelle. Quant à l’économie « occulte », elle regroupe un panel plus large d’activités légales non déclarées, d’activités délictueuses (vol, proxénétisme, jeux, corruption…) et d’activités frauduleuses (fraude fiscale, travail au noir, trafic de main-d’œuvre…).

L’État largement aveugle

Par définition, les activités informelles regroupent tout ce qui est caché. Il est donc difficile de brosser les portraits de ceux et celles qui les pratiquent. Le ministère de l’Économie, l’Insee, le ministère du Travail – et en particulier sa Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) – ne s’y risquent pas. La grande diversité des activités concernées dessine en effet une population très peu homogène. Yvon Pesqueux3, professeur de science de gestion au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), fait état de trois types « d’entrepreneurs informels ». Il les répartit ainsi :

- Les entrepreneurs exclus du circuit économique et des avantages publics, poussés à opérer au sein de l’économie informelle. Ce sont les plus démunis et les plus marginalisés. Ils constituent la main-d’œuvre excédentaire et s’engagent dans le travail informel par nécessité, dans une stratégie de survie en l’absence de moyens de subsistance. Yvon Pesqueux qualifie cette perspective de « structuraliste ».

- Les agents économiques qui quittent volontairement l’économie formelle parce qu’ils rejettent les obstacles bureaucratiques et administratifs d’un État trop rigide et trop réglementé. C’est la perspective néolibérale.

- Les « acteurs sociaux » qui choisissent de n’évoluer que dans des cercles de proximité telles que familles, amis, personnes proches, pour des raisons sociales plutôt que financières. Cette perspective post-structuraliste pointe la volonté de résister face au formel et au « tout déclaré ».

Une étape vers l’intégration

Les sociologues suisses Jérôme Heim, François Hainard et Patrick Ischer adoptent une approche plutôt basée sur la classification socio-professionnelle : « Les personnes participant à l’économie informelle sont des retraités, des étudiants, des femmes mariées à la recherche d’un complément de revenu, en somme, des personnes disponibles pour des activités occasionnelles, fragmentées, déplaçables à domicile ou organisables de façon autonome. Les immigrés constituent également une population non négligeable… le travail clandestin pouvant être considéré comme une étape vers l’intégration. Bref, qu’il s’agisse d’activités industrielles ou de services rendus entre amis, les notions de réseau, d’identité et de culture commune sont indispensables pour saisir la dynamique de l’économie cachée : les rapports n’étant pas marchands, mais risqués, ils reposent sur l’entraide, la convivialité, la tradition familiale. »

Contrairement aux idées reçues, les chômeurs de longue durée et les personnes isolées ne participent que rarement aux activités souterraines : car la présence d’un réseau social, amical ou professionnel est nécessaire au bon fonctionnement de ces échanges informels.
Jérôme Heim, François Hainard et Patrick Ischer

Sociologues suisses

Dans l’informel, il n’y a ni déclaration de revenu au fisc, ni assurances sociales, ni chômage, ni retraite. À l’exception de ces éléments, un travail dissimulé ressemble beaucoup à un travail déclaré : horaires et délais à respecter, qualité du service, etc. L’informel n’invente pas ses propres règles, il s’appuie sur les normes en vigueur dans la sphère formelle et sert souvent de revenu d’appoint : 2,3 % de la masse salariale française y aurait recours4.

economieinformellerisque.png

Source : « Le travail au noir », Baromètre TNS-Soffres pour OuiCare, édition 2018.

Le passage d’une sphère à l’autre relève parfois de la stratégie, parfois de l’opportunité. Selon Yvon Pesqueux, il existe deux types de motivation : créer une activité rapidement et facilement, ou contourner les règles (fiscales ou légales) pour maximiser ses gains. Dans le premier cas, l’activité n’est pas seulement un manque à gagner pour les finances publiques, c’est aussi un remède aux défaillances des politiques sociales. Les trois auteurs suisses, eux, précisent que ces acteurs ne cherchent pas à « s’enrichir illégalement sans participer à l’effort collectif citoyen de l’impôt ou de la cotisation sociale, mais tout simplement à survivre ». Et « contrairement aux idées reçues, ajoutent François Hainard et Patrick Ischer, les chômeurs de longue durée et les personnes isolées ne participent que rarement aux activités souterraines : car la présence d’un réseau social, amical ou professionnel est nécessaire au bon fonctionnement de ces échanges informels ».

Le travail domestique des femmes, lui, ne rentre pas dans cette logique. Il n’est ni une opportunité, ni une stratégie, mais constitue plutôt, selon les deux universitaires helvétiques, une « conséquence » de la division sexuelle inégale des tâches. Pour eux, tous ces recours à l’économie informelle sont « une expression de la culture populaire par laquelle les acteurs “bricolent” au sein de l’ordre social dominant sans avoir l’illusion de le transformer ».

Préjugés sociologiques

Quelles conséquences pour les finances publiques ? Cela dépend. Les activités non marchandes (associatives, domestiques, etc.) sont productrices de valeur économique, mais elles n’apparaissent pas dans la comptabilité nationale et sont donc non imposables. En revanche, les activités frauduleusement non déclarées ne sont pas visibles dans le PIB et génèrent un manque à gagner pour l’État, en plus de l’insécurité pour les travailleurs. Enfin, parce qu’elles sont illégales, les activités délictueuses ou criminelles échappent aussi à l’impôt (pas de cotisations prélevées sur la prostitution, par exemple) et posent des problèmes éthiques et de sécurité.

En matière de délits, les préjugés sociologiques abondent. Dans la revente de drogues, « 93 % des délinquants sont des hommes, le plus souvent jeunes, majoritairement issus de l’immigration et résidant en zones périurbaines », selon Sarah Perrin, docteure en sociologie à l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement, chercheuse associée au Centre Émile Durkheim, « mais cela s’explique par le ciblage racial, social et genré des contrôles policiers, visant dans la grande majorité des jeunes hommes racisés vivant dans des zones dites “sensibles”, malgré la féminisation de la consommation de drogues, constante depuis les années 1990, et en dépit du fait qu’une grande partie des usagers travaillent, étudient et possèdent un logement fixe ».

Quel est l’informel qui coûte le plus à l’État ? Rétablissons les ordres de grandeur. En calculant les cotisations patronales (25 %) et salariales (22 %) non payées correspondant aux 20 milliards d’euros de revenus non déclarés, la fraude sociale s’élèverait en France à 9,4 milliards d’euros.

La facture électronique, une baguette magique ?

Un exemple typique d’économie informelle encastrée dans l’économie formelle : la fraude à la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Dans son rapport de 2019, la Cour des comptes estimait la TVA non versée à 15 milliards d’euros (cet impôt devrait rapporter, à lui seul, 162,2 milliards d’euros sur les 319 milliards de recettes fiscales, selon le projet de loi de finance 2023). Comment ça marche en pratique ? Les entreprises facturent à leurs clients un montant « Toutes taxes comprises (TTC) », mais ne reversent pas toujours la TVA à l’État. Pour lutter contre cette fraude, Bercy compte sur un nouvel outil : la facture électronique. D’ici à juillet 2024, toutes les entreprises françaises, quelle que soit leur taille, devront s’équiper de logiciels pour recevoir, de manière dématérialisée, les deux milliards de factures échangées chaque année. Dans la lutte contre la fraude fiscale, la TVA représente 2,2 des 14,6 milliards d’euros récoltés, en 2022. Déjà mise en place dans une douzaine de pays de l’Union européenne, la facture électronique a rapporté par exemple à l’Italie deux milliards d’euros de recettes supplémentaires de TVA entre 2018 et 2019.

Dans le même temps, les entreprises multinationales transfèrent leurs bénéfices réalisés à l’étranger dans des paradis fiscaux : un rapport sénatorial5 estimait, en 2012, le manque à gagner par évasion fiscale à 50 milliards d’euros par an. En cause, des entreprises comme McDonald’s. En juin dernier, le géant du fast-food a finalement accepté de verser aux autorités françaises 737 millions d’euros d’impôts impayés et 508 millions d’euros suite à la sanction pénale pour « fraude fiscale aggravée », après avoir dissimulé un milliard d’euros entre 2009 et 2013, au détriment de la France, de l’Italie et de la Grande-Bretagne. Tous impôts confondus, la fraude fiscale est estimée pour la France entre 80 et 100 milliards d’euros, selon le syndicat Solidaires Finances publiques. C’est l’équivalent du budget du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, soit 10 % du budget de l’État.

budgeteconomieinformellefinancespubliques.png

Source : Données retravaillées. 

1. « Fraudez-vous, braves gens ? », sondage Fondation iFRAP – OpinionWay 2, novembre 2021.

2. Le travail au noir. Pourquoi on y entre, comment on en sort ?, François Hainard, Jérôme Heim, Patrick Ischer, L’Harmattan, coll. « Questions sociologiques », 2011.

3. « L’économie informelle, une activité organisée “hors organisation” ? », Yvon Pesqueux, master, 2021.

4. « Le travail dissimulé en France », Laila Ait Bihi Ouali, Olivier Bargain, Économie et Statistique, 2021.

5. Rapport d’information de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, juillet 2012.