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Après le climat et la fin de vie, une convention citoyenne sur l’immigration ? Interview d’Hélène Landemore
Politique économique
Après le climat et la fin de vie, une convention citoyenne sur l’immigration ? Interview d’Hélène Landemore
Sélection abonnésUne convention citoyenne sur l’immigration permettrait un débat plus apaisé que le circuit législatif classique, selon Hélène Landemore, professeure en sciences politiques à l’université de Yale.
Cathy Dogon
© Aurelien Morissard/POOL/REA
L’essentiel :
- Après le climat en 2020 et la fin de vie en 2023, le gouvernement pourrait lancer une troisième convention citoyenne, portant sur l’immigration. Une initiative portée fin avril par Stella Dupont, députée Renaissance, anciennement au Parti Socialiste, et quinze autres membres de la majorité présidentielle à l’Assemblée Nationale.
- Ce type de démocratie délibérative, pour l’instant consultative, est ancien mais réutilisé seulement depuis les années quatre-vingt-dix. Ces deux dernières années, il a bien fonctionné en France, selon la politologue Hélène Landemore.
- Si elle interroge la pertinence du système politique actuel, la démocratie délibérative ne va pas le remplacer mais va sans doute mener à une « hybridation des systèmes avec une articulation de la représentation par le tirage au sort avec la représentation par l’élection ».
Pourquoi elle ? Hélène Landemore est professeure en sciences politiques à l’université de Yale, aux États-Unis. Elle a publié en 2020 Open Democracy : Reinventing Popular Rule for the 21 st Century (Princeton University Press) et a participé en 2023 à l’élaboration de la convention citoyenne sur la fin de vie en France.
L’essentiel :
- Après le climat en 2020 et la fin de vie en 2023, le gouvernement pourrait lancer une troisième convention citoyenne, portant sur l’immigration. Une initiative portée fin avril par Stella Dupont, députée Renaissance, anciennement au Parti Socialiste, et quinze autres membres de la majorité présidentielle à l’Assemblée Nationale.
- Ce type de démocratie délibérative, pour l’instant consultative, est ancien mais réutilisé seulement depuis les années quatre-vingt-dix. Ces deux dernières années, il a bien fonctionné en France, selon la politologue Hélène Landemore.
- Si elle interroge la pertinence du système politique actuel, la démocratie délibérative ne va pas le remplacer mais va sans doute mener à une « hybridation des systèmes avec une articulation de la représentation par le tirage au sort avec la représentation par l’élection ».
Pourquoi elle ? Hélène Landemore est professeure en sciences politiques à l’université de Yale, aux États-Unis. Elle a publié en 2020 Open Democracy : Reinventing Popular Rule for the 21 st Century (Princeton University Press) et a participé en 2023 à l’élaboration de la convention citoyenne sur la fin de vie en France.
Pour l’Éco. Tous les sujets se prêtent-ils à une convention citoyenne ?
Hélène Landemore. Dans les expériences de démocratie délibérative de ces vingt dernières années, les plus productives concernaient de grands sujets moraux, éthiques, comme le mariage pour tous (2012) et l’avortement (2016) en Irlande.
Éco-mots
Démocratie délibérative
Courant de pensée qui s’est développé dans les années quatre-vingt-dix sur la base des écrits notamment de Jürgen Habermas, un philosophe allemand qui défend une conception de la démocratie centrée sur l’échange de raison entre citoyens en opposition avec la règle de la majorité démocratique, à l’agrégation des votes. Pointe d’une délibération, c’est-à-dire la nécessité d’échanges, de justifications, d’arguments, pour que les citoyens comprennent et acceptent de se soumettre aux lois. Cette délibération s’organise autour d’un effort sincère, avec la présence de spécialistes issus de tous les points de vue. Aristote dans l’Antiquité grecque développait déjà cette idée.
Je pensais donc que la première convention en France investirait des questions similaires. Elles s’y prêtent bien parce qu’il y a moins de conflits, moins d’interférences avec des intérêts économiques, moins de lobbies qui interviennent. Et il n’y a pas d’aspect profondément technique. Il s’agit de s’accorder sur des valeurs profondes. C’est plus facile, en un sens.
Quand Macron a annoncé la convention pour le climat, à l’automne 2018, je me suis fait plusieurs remarques. D’abord, le changement climatique est un sujet très technique, avec des enjeux au niveau mondial. Ensuite, dans un pays qui fait finalement 1 % des émissions de gaz à effet de serre, l’échelle nationale est-elle vraiment la bonne pour un débat pareil ? Enfin, le climat revêt des enjeux économiques. Les résolutions avaient de grande chance d’aller à l’encontre de l’industrie, de l’aviation, de l’agroalimentaire, de tout un tas de gens qui n’ont pas du tout intérêt à ce qu’une telle loi passe.
Éco-mots
Convention citoyenne
Processus délibératif réunissant des citoyens pour auditionner, débattre, puis aboutir à des recommandations destinées au pouvoir législatif. Le panel de personnes sélectionnées est généralement représentatif de la population française.
C’était très risqué mais très intéressant et très ambitieux. Sur la fin de vie - j’ai appartenu au comité de gouvernance - ça me paraissait plus facile parce qu’il s’agissait justement des questions morales, éthiques, avec moins d’enjeux économiques et un consensus très fort dans la population.
Quant à la technicité du sujet, elle n’empêche pas forcément l’implication des citoyens parce que ces assemblées incluent des experts qui font un bon travail de vulgarisation. Dans la convention citoyenne sur le climat, les experts ont été absolument suivis. Il n’y a pas eu de blocage climatosceptique. Les faits ont été établis assez tôt dans le processus
On peut d’ailleurs le reprocher : les climatosceptiques étaient sous représentés. Et je dis ça depuis les États-Unis où il n’y a plus d’accord sur rien. Les Américains sont arrivés à un tel degré de polarisation qu’une assemblée citoyenne, aurait sans doute du mal à s’accorder sur les faits, même sur le climat. Il y aurait une fraction très forte de population qui dirait qu’il n’y a pas de changement climatique.
On passerait du coup beaucoup de temps à discuter de savoir si c’est le cas ou non. En France, on n’en est pas là encore. Il y a des théories du complot, mais rien à voir avec les États-Unis de ce point de vue, là. Il y a dans les deux pays autant de défiance envers le personnel politique, de scepticisme et de désamour de la chose politique. Mais dans ces conventions françaises, on arrive à recréer de l’objectivité et la confiance. Et ça, c’est indispensable.
Faut-il une convention citoyenne sur l’immigration ?
Hélène Landemore. La tension est très forte autour de l’immigration. Arriver à débattre de manière raisonnée, modérée, dans le respect, on voit bien qu’on n’y arrive pas dans la sphère politique, électorale ou partisane. La question est : peut-on débattre respectueusement à 180 citoyens ? Ce n’est pas facile. Ça va être une des tâches du comité de gouvernance, en charge de la gestion de cette assemblée, de veiller à ce que ça ne dérape pas. Et en même temps, il faut affronter ces réalités qui font peur aux Français, sans politiquement correct ni faux semblant. Politiquement, la tension est forte. D’un côté, les positions de l’extrême droite, frontales et racistes. De l’autre côté, à gauche, cette impression que la violence n’existe pas, que tout le monde est français, ce sentiment qu’intégration est un gros mot. Un gros travail sera nécessaire pour générer du consensus et une position nuancée sur ces questions-là.
Dans ma vision des choses, la convention sur l’immigration est à mi-chemin entre la fin de vie et le climat. C’est moins technique que le climat, mais beaucoup plus technique que la fin de vie. La difficulté, c’est que les gens ne vont pas s’accorder sur l’interprétation des faits. Par exemple, quand l’Insee nous dit que la population française est à 10 % composée d’immigrés de première génération mais que l’immigration de première, deuxième et troisième génération cumulée (lire l’étude ici) représente 30 %, qu’est-ce que ça veut dire d’être Français première ou seconde génération ? Ça va être un vrai stress test pour la convention citoyenne de surmonter ces difficultés-là. Sans oublier les débats de fond sur les valeurs : veut-on une société ethniquement homogène, ou pluraliste et multiculturelle ?
Pour trancher, il faut un groupe représentatif de la population française. Mais attention, impossible avec un groupe inférieur à 1 000 personnes. On pourrait essayer de maximiser la diversité du groupe en multipliant les profils ethniques, mais c’est très difficile en France où catégorie statistique n’est pas autorisée, contrairement aux États-Unis. Il va falloir qu’au moment de la sélection par téléphone, le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) trouve le moyen d’obtenir ce type de données, en posant aux gens une question du type : "est-ce que vos parents sont nés au Maghreb ?"
Surtout pas d’assemblée toute blanche. Même le comité de gouvernance ne peut pas être tout blanc. Et n’oublions pas le critère de citoyenneté. Il faut inclure des gens qui vivent en France sans être français, qu’ils puissent parler de leur expérience. Et pourquoi pas des immigrants de fraîche date après des traversées difficiles en mer ? Pour maintenir la diversité socio-économique, pourquoi ne pas solliciter quelqu’un qui vit sous un pont et qui pourrait expliquer son parcours. En face, il faudra aussi écouter la voix du « petit blanc » de la campagne française, qui n’y arrive pas, qui juge qu’il y a trop d’aides sociales et qu’il n’en bénéficie pas. Toute la réalité doit être représentée.
Depuis la loi organique de 2020, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) est en charge d’organiser ces conventions (ndlr : il a été doté de 5,4 millions d’euros pour organiser la convention climat). Cette troisième chambre législative du pays va choisir des experts dans ces proportions : un petit peu moins de la moitié des membres du comité de gouvernance parmi les membres du CESE et l’autre moitié parmi des gens de la société civile. Des experts reconnus sur la question spécifique posée, par exemple le climat ou l’immigration, mais aussi des experts des questions de participation et de démocratie, bien sûr. À cela, viennent parfois s’ajouter des spécialistes des questions internationales ou européennes. Dans le cas de la convention citoyenne pour la fin de vie, il y avait des garants internationaux : un Suisse, une Américaine et un Belge.
Comment les experts qui accompagnent les citoyens sont-ils choisis ?
Sur la fin de vie, nous avions essayé d’avoir un panel de points de vue. Nous avions pris des religieux, des représentants du personnel soignant, des Francs-maçons. Nous avons mobilisé toutes les positions quant à la fin de vie.
Mais nous n’avons pas toujours réussi : par exemple, tous les soignants que nous avions invités étaient contre la fin de vie par suicide assisté. Et pourtant il existe des soignants qui sont pour. Il aurait fallu plus de temps.
Non seulement, il faut que toutes les positions soient représentées mais aussi qu’elles soient véhiculées par des gens de calibre à peu près équivalent, avec le même temps de parole. Ça, c’est le job des animateurs : faire en sorte que la parole circule vraiment. De toute façon, très rapidement, les citoyens jurés vont se plaindre et demander à parler aux experts qu’ils ont envie d’écouter.
Comment les lobbies sont-ils perçus dans la convention ?
Il ne faut pas exclure les lobbyistes. Ils doivent témoigner dans un cadre bien précis, public et transparent. Je vous assure qu’ils s’en prennent plein la figure quand ils sont face aux citoyens. Je pense que la convention peut parfaitement se faire sans être biaisée par les lobbies
Par contre, un problème peut se poser hors de l’assemblée, dans les couloirs, à l’hôtel : des groupes d’intérêt avaient effectivement approché les membres de la convention citoyenne sur le climat pour essayer de les influencer. Je ne crois pas que ça ait marché, mais c’était la première convention et les lobbies ne s’y prenaient peut-être pas bien. Il faudra mettre des barrières, installer un comité d’éthique.
Cela dit, une fois le travail de la convention rendu, le problème, c’est la place des lobbies au gouvernement. Elle n’est pas du tout transparente : il n’y a pas d’obligation, pour les ministres ou des parlementaires, de dire à qui ils parlent. Pour la convention climat, une fois rendu le travail des citoyens, ambitieux et un peu radical, tous les lobbies ont assailli les ministères pour détricoter les propositions. Ça, ce n’est pas le problème des assemblées citoyennes : la relation entre les lobbies et le gouvernement.
Pourquoi ces conventions citoyennes feraient-elles un meilleur travail que l’Assemblée nationale ?
À 150 à 180 membres tirés au sort sur la base des listes électorales, les conventions citoyennes sont beaucoup plus représentatives que l’Assemblée nationale. Elles reflètent la diversité de la société française sociologiquement, économiquement, démographiquement (bien que, comme je l’ai dit, il est impossible d’être parfaitement représentatif de la population française avec un groupe inférieur à 1 000 personnes).
Il n’y a pas de représentant de la classe ouvrière dans l’hémicycle. L’homogénéité socio-économique est beaucoup trop forte au Palais Bourbon. C’est une des raisons qui expliquent que les députés n’ont pas compris le mouvement des gilets jaunes, par exemple.
On peut m’objecter qu’à l’Assemblée nationale, au moins, les gens ont voté pour des partis dont le rôle est de représenter les idées des citoyens, mais j’ai des doutes : les partis sont abandonnés en masse depuis des décennies.
Un pays pourrait-il n’être gouverné qu’avec des conventions citoyennes ?
La littérature scientifique ne peut pas le prouver. Moi, en tant que chercheuse en sciences politique, je fais l’hypothèse que oui. Sur la base des précédents historiques d’Athènes. Avec les biais que cela implique : il s’agissait plutôt d’une ville que d’un État ; nous ne disposons pas d’assez de détails sur la véritable gouvernance au sein des assemblées qu’ils avaient. Donc je ne vais pas jusqu’à dire que j’en suis sûre, mais des théories en développement permettent de penser que ça voudrait le coup d’essayer, peut-être à petite échelle ou sur des communautés en ligne au début.
Mais, en réalité, ce n’est pas du tout à l’ordre du jour des États. On va plutôt évoluer vers une hybridation des systèmes en articulant représentation par le tirage au sort et représentation par l’élection. Comment articuler ? À l’heure actuelle, les conventions sont purement consultatives, elles viennent avant tous les autres processus, avec de gros risques de détricotage a posteriori. Il va falloir transférer du pouvoir des assemblées existantes vers ces conventions de tirage au sort.
Dans le programme de SES
Seconde. « Comment s’organise la vie politique ? »