L’essentiel
- En écho à la grève des employés des raffineries et en réponse à l’inflation, des syndicats et des partis de gauche appellent à une grève générale pour demander des hausses de salaires.
- Pour Pierre Blavier, qui a étudié le mouvement des gilets jaunes, une mobilisation d’envergure n’est possible que si différentes luttes convergent.
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La grève dans les raffineries va-t-elle s’étendre au point de devenir un mouvement interprofessionnel national ? C’est ce qu’espèrent plusieurs syndicats et partis de gauche qui appellent à une mobilisation générale dimanche 16 et mardi 18 octobre.
L’appel intervient après que des employés de TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil ont demandé des hausses de salaires début octobre. Le versement d’un dividende de 2,62 milliards d’euros aux actionnaires de Total, fin septembre, a fait déborder le vase dans une période où le pays connaît une inflation de 5,6 % (en septembre).
Mais les Français sont-ils prêts à se mobiliser, comme en 2018 avec le mouvement des gilets jaunes ? On a posé la question à un expert du sujet.
Pourquoi lui ?
Pierre Blavier est chargé de recherche CNRS au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques à Lille. Il travaille sur les budgets de famille, les inégalités de conditions de vie, les relations professionnelles et les mouvements sociaux. Il est l’auteur de l’ouvrage Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints (PUF, 2021).
Pour l’Éco. Quel lien peut-on faire entre inflation des prix à la pompe et mobilisation sociale ?
Pierre Blavier. Il n’y a pas de lien mécanique entre des déterminants économiques, tels que le prix des carburants, et les mouvements sociaux. En observant la situation des dernières années, on constate par exemple que le prix du carburant en France était déjà très élevé en 2008, puis en 2012, à peu près à des niveaux similaires au niveau atteint en 2018 au moment des gilets jaunes. Or, cela n’a pas conduit pour autant à une contestation sociale. Ce n’est donc pas mécanique.
Des recherches montrent toutefois que la hausse des prix peut mener à des mobilisations. Les travaux du célèbre historien Ernest Labrousse expliquent que la Révolution française s’est développée dans un contexte de très forte augmentation des prix, non pas du carburant à cette époque-là, mais du blé, des céréales.
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Les gilets jaunes ont commencé, en 2018, après l’augmentation du prix des carburants. Pourquoi le mouvement n’a pas repris aujourd’hui ?
Rappelons d’abord que la répression policière et judiciaire a été très importante sur les gilets jaunes. Certains ont fait face à des condamnations lourdes. Beaucoup ont été découragés, notamment les plus engagés. Il y a eu un épuisement de cette forme de mobilisation novatrice, qui passait par l’occupation des ronds-points. Les classes populaires pouvaient s’engager à travers des savoir-faire pratiques (régulation du trafic routier, construction de cabanes…).
Cette mobilisation s’est effilochée au fil des semaines pour différentes raisons : répression, fatigue liée à l’engagement, lassitude de la population face aux blocages routiers, prise de distance des classes populaires les plus installées par rapport à des populations plus précaires.
À l’heure actuelle, c’est donc une forme de mobilisation qui semble difficile à reprendre en tant que telle, même si de nouvelles formes de mobilisation peuvent survenir. Tout le monde sent bien qu’on est dans une situation très tendue sur le plan politique.
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Des élu(e) s de gauche et des syndicats appellent à la grève générale dans le pays. Une mobilisation d’une telle envergure est-elle possible ?
Difficile à dire. Cela dépend de la manière dont les différents mouvements sont « cadrés », des liens qui vont être faits entre les mobilisations.
Si les gilets jaunes ont connu une telle ampleur, c’est qu’il y avait des alliances, des superpositions de différentes revendications et mobilisations antérieures : les bonnets rouges (qui contrairement à ce que l’on a pu lire, n’étaient pas présents qu’en Bretagne) ; la contestation contre le passage à 80 kilomètres/heure sur les routes départementales ; des mobilisations professionnelles avec les infirmiers et les personnels du « care » (aide à domicile, etc.) ; des mobilisations autour du handicap (au sujet de l’indemnisation des personnes handicapées ou des personnes qui souffrent d’un accident de travail) ; des mobilisations des motards (qui pourraient bientôt être soumis à un contrôle technique).
Bref, les gilets jaunes ont été un agrégateur de mobilisations qui n’étaient pas directement liées entre elles, mais qui, à un moment donné, ont pu converger vers les ronds-points et d’une certaine manière dans les manifestations.
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Si les gilets jaunes ont connu une ampleur importante, c’est qu’il y avait des alliances, des superpositions de différentes revendications et mobilisations antérieures.
Pierre BlavierChargé de recherche CNRS au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques à Lille.
Cette convergence de luttes différentes dans un même mouvement social nécessite de dépasser les divergences….
Oui, et les divergences sont importantes, notamment dans les milieux populaires. On conçoit très souvent les milieux populaires comme unis alors qu’il existe des lignes de clivage en leur sein. Par exemple, de manière un peu caricaturale, entre des personnes qui n’ont jamais connu le chômage et d’autres qui en font périodiquement l’expérience.
Une autre fracture concerne les syndicats. En France, le taux de syndicalisation reste bas, autour d’une moyenne de 10 % avec d’importantes variations sectorielles. On observe ainsi une certaine désaffiliation des Français(e) s vis-à-vis des partis politiques, des syndicats ou des associations, autrement dit de ce qu’il est convenu d’appeler les « corps intermédiaires ».
Pour autant, on observe que la tenue de négociations collectives, à l’échelle des entreprises, est beaucoup plus fréquente dans celles où les syndicats sont présents, et que ceux-ci continuent d’effectuer un important travail de représentation et de défense des intérêts des salariés.
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Enfin, les données d’enquête montrent que selon les contestations, le soutien de l’opinion publique varie et que certains mouvements sont plus clivants que d’autres : c’était le cas pour les gilets jaunes, qui ont tout de même bénéficié d’un soutien assez fort, en tout cas au début. Les mobilisations pour le climat font davantage consensus.
Les taux de participation des différentes mobilisations ces dernières années sont restés faibles (moins de 10 % de la population générale déclare avoir participé aux mobilisations) : qu’il s’agisse de La Manif pour tous, de Nuit debout, des manifestations contre la réforme des retraites ou de lutte contre les violences policières, des marches pour le climat et des gilets jaunes, seule une partie minoritaire de la population s’engage concrètement dans ces mouvements sociaux.
Mais les minorités ont souvent fait l’histoire, et le soutien dans les sondages compte beaucoup et rend la gestion de la situation plus délicate pour le gouvernement, comme on l’a vu dans le cas des gilets jaunes.
Dans le programme de SES :
Terminale : « Comment expliquer l’engagement politique dans les sociétés démocratiques ? »